A l’oeuvre dans les rapports politiques, économiques et intimes, la domination reste une pratique sociale complexe. La sociologue Béatrice Hibou tente de la cerner sous tous les angles possibles.
Nous n’en avons pas fini avec la domination. L’ascendant des forts sur les faibles, des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des tyrans sur leurs peuples, des pollueurs sur la nature, des leaders politiques et économiques tous obsédés par “la conquête”, ce motif idéologique flottant dans l’air du temps…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sous toutes les latitudes géographiques, disséminée dans toutes les parties de l’espace social, politique, économique et même sexuel, la domination déploie ses ailes, impose sa loi, féroce, violente, imparable. Déjà l’écrivain Etienne de La Boétie écrivait dans son Discours de la servitude volontaire en 1576 : “Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer.”
La sociologie politique contemporaine en a fait plus tard l’un de ses objets d’étude centraux. Le sociologue allemand Max Weber définissait la domination comme “toute chance qu’a un individu de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé”. Pierre Bourdieu, lui, ne cessa d’expliciter que le jeu social, quel que soit le champ où il s’exerce, repose sur des mécanismes structurels de concurrence et de domination.
Tout en intégrant ces écrits fondateurs, la chercheuse au CNRS Béatrice Hibou vient aujourd’hui élargir la connaissance des mécanismes de la domination dans un livre ambitieux, Anatomie politique de la domination. Plutôt que de chercher à se démarquer des autres recherches, elle déplace simplement les lignes, décale le regard en le centrant sur deux problématiques essentielles : la légitimité du pouvoir et la problématique de l’intentionnalité.
Spécialiste de la Tunisie, elle décrypte la logique de domination par laquelle Ben Ali a pu rester au pouvoir si longtemps, comme elle s’interroge sur la nature des régimes nazi et stalinien, modèles de la domination absolue, où la contrainte physique, juridique et mentale touche son point ultime. L’auteur élargit le cadre de la réflexion à l’ordre économique, pour rappeler que la domination s’exerce aussi dans le nouveau modèle néolibéral…
Pour Béatrice Hibou, la docilité n’est pas forcément une marque d’adhésion, la domination n’est pas seulement issue d’une vision consciemment construite par des acteurs politiques, mais “un processus souvent complexe, largement inconscient et contradictoire, fait de conflits, de négociations et de compromis entre groupes et entre individus”. Nourrie des lectures de Michel Foucault, mais aussi de Paul Veyne (Le Pain et le Cirque…) et de Michel de Certeau, l’auteur prend appui sur l’histoire autant que sur la sociologie pour tenter de définir une approche complexe et composite, qui prend acte de l’impossibilité d’élaborer une théorie générale de la domination, fixée dans l’espace et le temps selon des mécanismes intangibles.
Au contraire, il faut défendre une démarche attentive aux effets de composition, à l’inachèvement des explications, à la pluralité causale et à la diversité des processus à l’oeuvre. Seule ce qu’elle appelle une “anatomie politique du détail” permet d’approfondir la réflexion sur l’exercice disciplinaire, voire répressif, du pouvoir. C’est en analysant les situations concrètes, singulières et historiquement situées que l’on pourra essayer de “comprendre les intérêts spécifiques à obéir”.
Jean-Marie Durand
{"type":"Banniere-Basse"}