Devenu une silhouette quasi virtuelle au fil des ans, le couturier a ôté à la mode ses derniers atours aristocratiques pour la faire entrer dans la modernité. Histoire d’un homme qui fit de sa visibilité un gage d’invisibilité.
Lee Radziwill est morte quatre jours avant lui. La très élégante sœur de Jackie Kennedy avait connu Truman Capote ; Karl Lagerfeld, décédé ce 19 février d’un cancer du pancréas, avait connu Andy Warhol, et aussi Yves Saint Laurent, et bien sûr Jacques de Bascher, et une certaine idée de la mode qui, mêlée à la culture et à une soif inextinguible de beauté, excédait le vêtement pour devenir art de vivre, attitude.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Bref, c’est comme si, ces derniers jours, une page s’était définitivement tournée. Comme si l’exubérance et la flamboyance des sixties ou des seventies, le cosmopolitisme de ces derniers totems d’une “café society” old school, la sophistication d’une quête esthétique qu’il était encore possible de mener hors des impératifs du marché, avaient définitivement disparu avec la mort de Karl Lagerfeld, lui qui paradoxalement avait incarné, sinon créé, ces mêmes impératifs.
Il aurait pourtant détesté qu’on dise cela de lui. Il détestait le passé, et détestait encore plus qu’on l’y réduise. En 2012, il nous confiait : “Je comprends que l’on puisse éprouver une fascination pour le passé quand on ne l’a pas vécu. Mais quand on l’a connu et qu’on le préfère au présent, autant arrêter tout de suite.”
Il avait ainsi soigneusement laissé flotter un voile de confusion sur sa date de naissance (1933 ou 1935 ou 1938 ?), si ce n’est un voile de fiction sur ses origines. Quand on l’interrogeait sur le Studio 54, qu’il avait fréquenté, il répondait que c’était glauque.
Une mode démocratique
Quand on lui demandait quelle silhouette il laisserait après sa mort, lui rappelant avec un soupçon de perfidie que Christian Dior avait laissé le new look, Saint Laurent le smoking et la saharienne, Courrèges les robes en A et le style futuriste, il les balayait tous d’un revers de sa main gantée : tout ça avait vieilli, tout ça appartenait au passé, le présent était un tel merdier que les coupes cosmonautes de Courrèges, franchement, n’avaient plus rien de pertinent.
Il détestait les couturiers qui n’habillaient que Madame Unetelle ou Madame de Machin, et exigeaient de se faire appeler “Monsieur” par leurs premières d’atelier (ça, c’était une pique directe contre Hubert de Givenchy). Il voulait une mode démocratique, quitte à habiller Victoria Beckham ou Zahia, et dessiner une collection pour H&M en 2004.
Il détestait aussi les créateurs qui posaient en artiste (ça, ça pouvait être une pique contre Saint Laurent comme contre Azzedine Alaïa). Dans Beautiful People, la journaliste anglaise Alicia Drake l’a très bien montré à travers les parcours différents d’Yves Saint Laurent et du jeune Karl Lagerfeld, tous deux lauréats, en 1954, du concours organisé par le Secrétariat international de la laine, le premier dans la catégorie robe, l’autre dans la catégorie manteau. Ils deviendront amis, sortent faire la fête au Sept, dînent en bande glamour à la Coupole, mais surtout vont prendre des trajectoires radicalement opposées.
Le diable fait homme
Bien sûr, il y a eu aussi l’incident Jacques de Bascher. Depuis les révélations de Drake dans son livre, ce qui s’est joué alors entre les deux hommes appartient désormais à l’histoire de la mode et du Paris nocturne des années 1970 : le grand amour du couturier allemand, le dandy proustien et cuir Jacques de Bascher, a une aventure avec Saint Laurent. Et il semblerait que ce dernier ne s’en soit jamais vraiment remis, ayant commencé à sombrer (virées dangereuses la nuit, drogues, dépression…) à ce moment-là, comme si De Bascher était le diable fait homme.
Mais ce n’est pas seulement dans la vie privée que les deux couturiers s’opposent. C’est aussi leur vision de leur métier qui les divise : pendant que Saint Laurent perpétue une idée du couturier à l’ancienne, hanté par ses obsessions esthétiques, bref, un auteur, un artiste, comme dans le film Falbalas de Jacques Becker, Lagerfeld – sent-il qu’il ne peut pas rivaliser avec Yves ? – se fait mercenaire, louant ses services à plusieurs marques (Fendi, Patou, Chloé – pour laquelle il habillera notamment Stéphane Audran à partir de Juste avant la nuit de Chabrol, en 1971).
« Une vie d’apprenti sorcier »
Plus qu’un style qui risquerait de se démoder, Lagerfeld invente la figure du créateur de demain : un super directeur artistique, qui ne dessine pas seulement les collections mais s’occupe de toute l’image d’une marque, ce qu’il deviendra en prenant les rênes de Chanel en 1983, annonçant les Hedi Slimane, Phoebe Philo, Nicolas Ghesquière, Alessandro Michele d’aujourd’hui…
En 2017, il confiait à Vogue : “C’est une vie d’apprenti sorcier. Mais ça, c’est ma faute. Mes collègues se plaignent que ça va de plus en plus vite, qu’ils n’ont plus assez de temps de réflexion, que c’est moi qui ai gâché ce métier en mettant la pression, en rajoutant des collections.” Car plus que le vêtement lui-même, c’est le système de la mode qu’il réinvente de fond en comble : le flot de people aux défilés, les muses salariées, les stars maison, les shows bigger than life…
Plus qu’un style vestimentaire, il comprend avant les autres que c’est une image qu’il faut vendre, une attitude et un lifestyle. Au début des années 1980, avoir un sac Chanel c’est comme arborer un sac Hermès – un accessoire qui vous range d’emblée du côté des bourgeoises, soit aux antipodes de ce nouveau concept qui monte : les branchés.
Lagerfeld a fait plus que relancer Chanel : Il a remis la mode à la mode
Avec Karl à la tête de la maison Chanel, qu’il qualifiait lui-même de “ringarde” avant de la reprendre, et qui n’habillait d’ailleurs plus que quelques femmes de ministres languissantes dans leur appartement du VIIe arrondissement, le sac Chanel redevient un objet de désir pour les jeunes générations. Voire, comble de l’ironie, un accessoire rock.
L’inventeur du bling
En quelques années, en recyclant tous les codes maison (le camélia, le double C, les perles, le tweed…), Lagerfeld a fait plus que relancer Chanel. Il a remis la mode à la mode : il en a fait un club mondialisé auquel tous et toutes rêveront d’appartenir. En exacerbant le double C de la marque, décliné en métal doré rutilant, et en couvrant Inès de la Fressange et Claudia Schiffer de sacs et de bijoux surdimensionnés, il invente le bling avant l’heure.
Il traite la mode comme Warhol la peinture : en objet de consommation à égalité avec les boîtes de lessive Brillo ou les soupes Campbell, en somme, à diffuser en série. Et plutôt que d’innover en matière de silhouette, il réinvente la sienne. Cheveux argentés, lunettes noires, dégaine de vampire de luxe – comme Andy.
Et comme lui, voire plus que lui, superstar médiatique – Karl Lagerfeld sera longtemps celui qu’on aime haïr, puis celui qu’on aime adorer, enfin celui qui, étant partout et tout le temps dans les médias, aura accompagné le plus notre vie de tous les jours sur au moins trois décennies. Plus tard, en faisant de sa chatte Choupette une star, il poussera le geste warholien à l’extrême.
En 1973, Andy Warhol et Paul Morrissey tournent leur film L’Amour dans l’appartement de Lagerfeld rue de l’Université. On y voit le couturier, beau gars bronzé éclatant de santé à côté des blafards Donna Jordan, Patti d’Arbanville et Michael Sklar – il s’est toujours vanté de n’avoir pris aucune substance à une époque où ses proches s’autodétruisaient. Dans le film, il a un côté bon garçon qui aide, conseille, console.
Deux ans avant, il vient de rencontrer Jacques de Bascher qui semble avoir été son unique amour. Après la mort de De Bascher des suites du sida en 1989, à l’âge de 38 ans, le couturier bascule dans une forme de désincarnation. Le temps de la fête, du Sept, du grand bal masqué qu’il avait donné au Palace en 1978 est bel et bien terminé.
L’armure de Karl
Lagerfeld va se fondre dans le travail et s’y confondre, le corps enfermé dans une enveloppe de chair, le visage caché derrière un éventail. Il se fera maigrir un peu plus tard pour pouvoir rentrer dans les costumes Dior Homme de son ami Hedi Slimane. Ceux-ci, agrémentés d’une chemise à plastron et faux col dur, deviendront son armure. Une apparence rigide, comme s’il n’y avait plus rien derrière. Une image, reproductible à l’envie comme les sérigraphies warholiennes.
Quand on lui demandait ce qu’il voyait dans la glace en se regardant, il répondait : “Une caricature !”
Pour parachever sa métamorphose en image, en concept, Karl clamera n’avoir eu aucun lien charnel avec De Bascher et avoir toujours détesté le sexe de toute façon. Moins homme de la Renaissance, ce cliché qu’on lui apposait, qu’homme du XXIe siècle par excellence : un homme virtuel. Quand on lui demandait ce qu’il voyait dans la glace en se regardant, il répondait : “Une caricature !” Mieux : un logo, annonçant à travers son corps désaffecté, réduit à quelques traits reconnaissables de loin, le devenir-produit de l’être humain.
Ultra connecté
Un homme technologique, comme la créature robotique du Metropolis de Fritz Lang, d’ailleurs l’un de ses films préférés. Quand Les Inrocks l’avaient rencontré en 2012 pour une interview et un shooting – qu’il avait réalisé à 3 heures du matin, photographiant la mannequin Alice Dellal rue de Lille, à Paris, sous la neige ! –, il avait tenu à nous parler de technologie, et à travers elle de sa philosophie : “Elle fait partie de l’époque et l’époque ne s’adaptera pas à moi. C’est à moi de le faire. Il faut donc que je m’y intéresse.”
Il nous disait avoir plusieurs iPad sur lui en permanence, quatre iPhone différents, trois iPod toujours avec lui… “Avant, j’envoyais mes dessins par fax. Aujourd’hui, je les expédie directement au studio par l’iPhone ou l’iPad. Je dessine beaucoup sur l’iPad, sous Brush. Un fois qu’on a pris le coup, c’est très simple. Je trouve que le dessin sur l’iPad n’est pas très loin de la gravure.”
Au-delà de n’être qu’un homme contemporain ultra connecté, Lagerfeld avait fini par se virtualiser lui-même. En faisant de son corps une image, il devenait un compte Instagram vivant ; ses réparties acides, saillies sanglantes et opinions drolatiques, dépassaient rarement les 140 signes, comme sur Twitter.
Au risque, comme dans un tweet, d’affirmer tout et n’importe quoi avec mauvaise foi et manque de distance. Telles ces sorties extrêmement dérangeantes contre la politique d’Angela Merkel – qu’il détestait – accueillant un million de migrants en 2015 : “On ne peut pas (…) tuer des millions de Juifs pour faire venir des millions de leurs pires ennemis après.”
Ou certaines de ses remarques sur le physique, affirmant que rien n’est plus élégant que la minceur, ce qui lui valut d’être soupçonné de misogynie – pourtant il n’aimait travailler qu’avec des femmes, et a laissé les rênes de Chanel à sa fidèle collaboratrice, Virginie Viard. Il pouvait aussi se montrer imbuvable, comme lorsqu’il fit tout son possible pour faire boycotter le livre d’Alicia Drake dans des librairies.
Hiroshima-sur-Elbe
Il revendiquait la liberté de penser ce qu’il voulait et de dire ce qu’il pensait. Il y avait chez lui, comme le dit Leïla Slimani, une vision de la vie comme n’étant que vanité, ainsi qu’une horreur de l’antisémitisme, très certainement héritées des années de guerre, lui qui disait n’en avoir aucun souvenir, ayant grandi à la campagne dans un milieu ultra privilégié (son père, Otto Lagerfeld, fit fortune dans le lait concentré).
Pourtant, l’enfant qui vit dans la propriété familiale de Bad Bramstedt aux environs de Hambourg a 10 ans, en 1943, quand Hambourg sera furieusement bombardée par les alliés (nom de code de l’opération : “Opération Gomorrhe”). Avec ce massacre intentionnel des populations civiles, et des bombardements qui coûtèrent la vie à 45 000 personnes, laissant plus d’un million de civils allemands sans abris, c’est, avec Dresde, l’attaque aérienne la plus meurtrière en Europe, aussi appelée “Hiroshima-sur-Elbe”.
Ignorée ou oubliée pendant longtemps, c’est l’écrivain W. G. Sebald qui en a reparlé le premier dans De la destruction. Karl Lagerfeld, enfant, a donc dû entendre, sinon le bruit terrible des frappes aériennes, les adultes l’évoquer avec terreur, ressentir la peur rôder alentour, enfin, avoir brutalement conscience de la mort. Une mort qui pouvait advenir en une fraction de seconde, comme une bombe, et tout détruire.
Deux attachées de presse et un majordome
Pour un journaliste, interviewer Karl Lagerfeld était toujours vivant, souvent passionnant. Les rendez-vous avaient généralement lieu à l’arrière de sa librairie 7L, au 7, rue de Lille, près d’une vaste pièce où il conservait des milliers de livres, notamment ceux édités par sa maison d’édition, Steidl. Etaient souvent présents une ou deux attachées de presse, un majordome qui servait petits fours et flots de Coca-Cola Zéro.
Les heures passaient, on attendait… Karl Lagerfeld aura été la personnalité la plus en retard avec Marilyn Monroe – toujours en avance sur la modernité, c’est comme si le temps ne comptait pas, ou comptait alors tellement qu’il fallait en devenir le maître, le plier à sa volonté, l’ignorer.
Enfin, il apparaissait, sanglé dans son armure noire et blanche, tournant difficilement la tête tant son cou semblait être entravé par son faux col, ses mitaines et ses lunettes de soleil ne laissant dépasser que quelques centimètres de peau. Il pouvait mettre mal à l’aise ou se montrer chaleureux.
Je l’ai interviewé plusieurs fois en dix ans. Et en dix ans, quelque chose en lui avait fini par changer. Le passé – ce passé qui lui faisait horreur –, plus précisément son enfance, semblait revenir en force et prendre toute la place dans ses pensées et sa conversation. Sa mère, surtout, personnage aristocratique, femme habillée en haute couture qui l’emmenait chez Dior, froide, dure et cinglante. Un jour, à la vue des cheveux acajou de son fils, il paraît qu’elle l’avait traité de vieille commode Louis XVI.
C’est cette mère, Elisabeth Bahlmann, qui ces dernières années semblait le hanter comme un grand amour défunt, lui manquer plus que tout. Quelques jours après la mort du couturier, on apprenait d’ailleurs dans Le Monde qu’il ne souhaitait pas de funérailles, mais avait prévu qu’une partie de ses cendres soient mélangées à celles de sa mère ; l’autre partie à celles de Jacques de Bascher.
Homme virtuel
Car pendant trente ans, Lagerfeld, cet homme virtuel reniant toute sensualité et tout affect par peur du pathos, avait conservé dans une urne la moitié des cendres de son amour, Jacques de Bascher (l’autre moitié, il l’avait remise à ses parents).
Le jour de la mort de Karl Lagerfeld, je me suis souvenue que lors de notre dernière interview, il m’avait donné les six poèmes de Catherine Pozzi, la maîtresse de Paul Valéry, dont il avait publié une édition trilingue (allemand, français, anglais). J’ai ouvert le volume, le premier poème s’intitule Vale : “La grande amour que vous m’aviez donnée/Le vent des jours a rompu ses rayons – Où fut la flamme, où fut la destinée/Où nous étions, où par la main serrée/Nous nous tenions.”
Et si l’on s’était trompé sur Karl Lagerfeld ? Et s’il était plus tendre, romantique, affectif qu’il ne l’avait laissé paraître, cachant cette sensibilité derrière son image, disparaissant à force d’être partout, devenant insaisissable à force d’ubiquité. Incarner le spectacle dans tous ses aspects, théorisés par Debord, pour mieux y échapper – et si ça avait été ça le plus grand secret de ce génie de l’époque ?
{"type":"Banniere-Basse"}