Le web pervertirait les esprits… Mais l’offensive réactionnaire est en marche pour nous délivrer de la toile. Quitte à confondre le média et ses usages.
En 1954, le Dr Fredric Wertham publiait Seduction of the Innocent, un essai dans lequel il prêtait aux comics alors en plein essor une influence malfaisante sur la jeunesse. La polémique qui s’ensuivit donna naissance au Comics Code Authority, qui interdit la violence ou les dessins de vampires… Par la suite, la télévision, les dessins animés japonais ou les jeux vidéo furent (sont) suspectés de la sorte par les adultes soucieux du bien-être de la jeunesse. Aujourd’hui, c’est au tour d’internet d’avoir ses Fredric Wertham.
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On voit ainsi fleurir études et déclarations de spécialistes jetant l’opprobre sur le net en général et sur certains sites en particulier. En août, une étude de Pear Analytics, relayée partout, estimait que 40 % des conversations sur Twitter n’étaient que bavardages inutiles (ferait-on ce procès au téléphone ?).
D’études biaisées en conclusions hâtives, on a lu que Facebook accroissait les risques de cancer et que les réseaux sociaux infantilisaient. Récemment, le Dr Tracy Halloway, de l’université écossaise de Stirling, suggérait que Twitter et You- Tube réduiraient l’attention et nuiraient à la mémoire. Tous les médias se sont jetés sur cette information, sans préciser qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse de travail.
Ces attaques, larvées ou frontales, font paniquer les adultes qui voient dans les nouvelles technologies une source d’abêtissement de leur progéniture. On ne compte plus les livres aux titres apocalyptiques : Internet et ses dangers, Les Dix Plaies d’internet, Le Culte de l’amateur : comment internet détruit notre culture, Internet méfiez- vous… qui, en dépit de contenus parfois pondérés, n’en ont pas moins des titres affolants en couverture.
Abondamment relayé dans les médias, jusqu’aux plus sérieux, ce discours pseudoscientifique se double désormais d’une dimension idéologique. On voit s’élever des penseurs, de droite comme de gauche, qui pontifient au nom de la préservation de la jeunesse, de la culture et de la liberté, montrant leur méconnaissance des usages de l’internet, de sa dimension ou de ses techniques, ou préférant passer sous silence ses bénéfices au profit de ses torts supposés.
Leur gourou est certainement Nicholas Carr, journaliste et essayiste, qui se déchaîne dans Is Google Making Us Stupid (“Google nous rend-il stupides ?”). Il affirme, entre autres, que le net érode sa capacité de réflexion et de concentration, ou encore qu’il est devenu incapable de lire un long texte. Il compare ensuite Google au taylorisme et décrit ses fondateurs comme d’inquiétants scientifiques qui visent à remplacer les cerveaux par l’intelligence artificielle.
Les cyberréacs n’en demandaient pas tant. En juillet dernier, Valeurs actuelles titrait sur un dossier à l’emporte-pièce, “Internet rend-il idiot ?”, où le net était décrit comme une “base de données informe”. Etait cité à l’appui le chantre de la cyberréaction nationale, Alain Finkielkraut, qui s’était déjà illustré par sa méconnaissance du net (“rendez- vous des chauffards”, “asile pour les images, les photos, les conversations volées”, “poubelle”…) sur arretsurimages.net en avril.
Chez le cyberréac, l’ignorance se double souvent de raisonnements biaisés (le cas particulier devient généralité chez Philippe Val, désossant Wikipédia dans une chronique sur France Inter) et de mélanges grotesques (Hadopi au secours de Twitter chez Frank Louvrier dans une tribune du Monde). Enfin, les diatribes d’Henri Guaino ou les envolées lyriques de Frédéric Mitterrand montrent l’inquiétant écho de ce discours rétrograde auprès du pouvoir.
Le récent débat autour de Google et de la numérisation des bibliothèques a donné une nouvelle occasion à ces intellectuels de s’illustrer. Circonstance aggravante pour Google, Twitter ou Wikipedia, ils sont américains et, derrière ce discours, on sent poindre, comme le notait Camille Pascal, secrétaire général de France Télévisions, dans Libération, un anti-américanisme latent des élites intellectuelles françaises.
Certes, certaines critiques ne sont pas sans fondement (opacité ? publicité ? vie privée ?), mais faut-il pour autant crier au loup sans discernement ? Faut-il aussi confondre le média avec ses imperfections et les usages qui en sont faits ? Ce n’est pas la faute de Wikipedia si les étudiants copient-collent, ni de Facebook si les gens sont imprudents.
Ces polémiques ne sont pas seulement une question de génération (il suffit d’écouter Michel Serres, 89 ans) : c’est surtout un combat entre ceux qui regardent en arrière et ceux qui vont de l’avant, entre ceux qui s’ouvrent aux potentialités d’un formidable outil et ceux qui se bornent à regretter un monde inéluctablement disparu.
Lire aussi “La Tentation réactionnaire”, p. 44
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