A force de parler de la crise, finit-on par l’alimenter ? Et comment réagit le conso-citoyen lorsque sa civilisation vacille ?
Il n’y en a plus que pour elle. La crise. Incontournable et indétrônable événement de l’année 2009, déjà vendu comme celui de 2010, 2011 et sûrement 2012. En vedette internationale, la belle fait la une des médias du monde entier depuis des mois. Sa petite musique angoissante berce notre quotidien. Mais dans l’impitoyable monde de l’information, aussi prompt à aduler qu’à rejeter sa junk food médiatique, à peine avalée déjà digérée, la criiiiiiIiiiiiiise ne commencerait-elle pas à lasser ? Pire, à force de ressasser ses effets catastrophiques, ne finirait-on pas par la nourrir, plongeant les conso-citoyens dans un état de déprime tel qu’ils rechigneraient à remplacer leur vieille 104, “qui-finalement-peut-bienfaire- une-ou-deux-années-de-plus” ?
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Dans les journaux, à la télé, le “système D” et “les entreprises unipersonnelles” sont les nouveaux sujets tendance. “La crise sans criser” titrait Libé le 7 mars. Comme si les méchants médias anxiogènes – “uniquement porteurs de mauvaises nouvelles”, air connu –, faisaient amende honorable dans un exercice critique inédit juste au moment où la crise s’abat sur le monde. La “positive attitude” made in Lorie et Raffarin reviendraitelle à la mode, poussée par une incompressible envie-besoin de refouler ? C’était le cas à TF1 le 25 mars avec un 20 heures “spécial positivation” en forme d’autocritique. En guise d’introduction, Laurence Ferrari lance : “La crise, nous vous en parlons régulièrement, peut-être un peu trop…”, comme le rapporte Daniel Schneidermann sur le site Arrêt sur images le 26 mars. TF1, bonne chaîne patriotique, participe à l’effort national pour détendre des Français qu’elle s’excuse d’avoir un peu trop traumatisés, et se rachete d’avoir fait baisser la consommation et la cote de popularité de Nicolas Sarkozy.
Pour le moment, seul Alain Minc a osé et tenté de vendre cet argument : la crise (phénomène “grotesquement psychologique”, cité dans Marianne2.fr du 9 mars), c’est la faute des médias. Comme si à force d’en parler, ils avaient plongé la France dans une sorte de “psychose collective”. “Ces idées d’hystérie collective des foules, de panique sont des bêtises”, rétorque Jean-François Dortier, rédacteur en chef du magazine Sciences humaines, avant d’ajouter : “Pendant les attaques contre le World Trade Center, les gens ont descendu les escaliers calmement. S’ils avaient paniqué, il y aurait eu moins de morts.” “La médiatisation de la crise est dramatisante à juste titre, renchérit Daniel Schneidermann. Là où Minc est débile, c’est qu’il a l’air de faire porter sur les médias les causes de la crise.”
Mais derrière ce discours se dissimule une volonté politique et patronale de recherche de bouc émissaire. Cette chasse aux coupables a le double avantage de canaliser la colère du peuple et de détourner l’attention des véritables responsabilités. Les politiques, relayés par les médias, font aujourd’hui mine d’être scandalisés, quand les plans sociaux se multiplient, par les parachutes dorés, bonus et salaires colossaux des grands patrons, alors que ces conduites avaient été tolérées et même louées par tous les gouvernements depuis vingt ans. Face aux sentiments de colère et d’injustice, à Saint-Quentin le 24 mars, Sarkozy a condamné ces pratiques. Un amendement est à l’étude pour réguler les salaires des patrons. Un moindre mal, la partie émergée de l’iceberg. Et pendant ce temps, il n’est plus question de “refondation” du capitalisme ni de plan de relance. “La dominante du discours de crise du gouvernement s’incarne dans la stigmatisation des vilains patrons. Dire que les parachutes dorés c’est mal ne va pas résoudre la crise”, appuie Daniel Schneidermann.
Evoluer du matin au soir avec la crise en fond sonore n’aurait donc aucune influence ? “Pour les particuliers et les entreprises, analyse l’économiste Denis Clerc, la couverture médiatique de la crise a joué un rôle d’amplification, d’accélérateur du sentiment de méfiance et de la perte de confiance en l’avenir. Mais les médias ne l’ont pas créée. Ils ont joué un rôle de messager. S’ils ne l’avaient pas fait, il se serait passé la même chose. La crise est profonde. La logique à l’oeuvre n’est pas psychologique car ce que les gens constatent d’abord c’est une augmentation faramineuse du chômage.”
Les chiffres de février sont tombés : 80 000 chômeurs en plus. Entre avril 2008 et février 2009, leur nombre a augmenté de 18 % (de 2 à 2,4 millions). Il n’y a plus que Sarkozy pour encore penser que la seule force de sa volonté va convaincre que “personne ne sera abandonné au bord du chemin”. “A Saint-Quentin, on est dans le pur discours médiatique dormitif, critique Denis Clerc. Super-Sarko est là. C’est “Bonne nuit les petits”. Alors que le plan de relance français est bien trop faible !”
Olivier Blanchard, le chef économiste du FMI a ainsi déclaré, le 25 mars dans Les Echos, que l’effort de relance de la France “paraît plus faible” qu’annoncé par le gouvernement et que pour sortir de l’ornière, il faudrait l’augmenter. “Il faut se méfier des idées selon lesquelles la crise ou la croissance ne seraient que des phénomènes de croyance collective que les politiques changeraient par la seule force de leurs discours. Si c’était le cas, pour faire repartir la croissance, il suffirait de distribuer du Prozac ! Les effets psychologiques d’annonces concrètes sont plus importants pour relancer la confiance”, se moque Jean-François Dortier.
Barack Obama, lui, a sorti l’artillerie lourde. Au-delà de son plan de relance de plus de 1000 milliards de dollars, il vient d’annoncer le rachat de 500 milliards de créances toxiques des banques, soit environ la moitié. A Saint-Quentin, Nicolas Sarkozy s’exprimait “au nom de ceux qui ne défilent pas”, contre ceux qui expriment leur colère dans les rues. Mais comment vont réagir ceux qui ne défilent pas face à l’écroulement d’un système et d’une idéologie qu’ils ont appelés de leurs voeux en votant pour lui ? Vont-ils se prendre un bon vieux retour du refoulé ? Avec l’écroulement de la civilisation néolibérale, va-t-on assister à “la mise en cause de l’illimitation – aller au-delà de toute limite aussi bien dans le domaine de l’acquisition des signes de la “réussite” que dans l’implication au travail – comme mode d’être subjectif ?”, s’interroge le sociologue Christian Laval.
Un krach subjectif après le krach boursier ? “Il y a deux choses dont tous mes patients me parlent à chaque fois, rapporte le psychanalyste Miguel Benasayag : le 11 Septembre 2001 et la crise. Aujourd’hui, il y a une crise dans la culture : dans une société structurée autour de la foi en l’avenir, celui-ci est vu comme une menace, comme négatif. Qui ne peut pas investir la société va s’investir lui-même : dépression, conduite à risque, développement narcissique exacerbé.”
Même si la structure économique n’est pas la même, la crise actuelle, par sa puissance et son étendue, est régulièrement comparée à la grande crise de 1929. Avec, en toile de fond, ses conséquences dramatiques : “Il pourrait y avoir des effets psychosociaux de retour des sectes, du religieux, de xénophobie et du racisme. Le retour du nationalisme me semble inévitable. Mais il y a aussi beaucoup de résistance”, continue Miguel Benasayag.
De même, Christian Laval s’interroge : “Peut-on imaginer une transformation des relations aux autres, un retour de l’humanisme, de la fraternité et de la solidarité après des années de glaciation capitaliste ? On peut imaginer en tout cas de très fortes tensions subjectives : faut-il se battre plus que jamais pour soi, seul face à une crise qui exacerbe les égoïsmes, ou faut-il désormais “faire du collectif” pour se défendre et changer les choses ?” Alors, la crise, c’est décompensation, résistance, résilience ou suicide collectif ?
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