Le rapport de la commission sénatoriale américaine sur les méthodes de détention et d’interrogatoire de la CIA vient d’être publié en France, sous le titre « La CIA et la torture » (éd. Les Arènes). John MacArthur, son préfacier, directeur de la revue “Harper’s”, revient sur la portée de cet ouvrage, et les leçons que peut en tirer la France après les attentats terroristes de janvier.
Au lendemain des attentats 11 septembre, l’administration Bush a octroyé à la CIA des pouvoirs jusque-là inconnus au nom de la guerre contre le terrorisme « par tous les moyens ». C’est ainsi que l’agence de renseignement américaine mit en place un programme d’interrogatoire et installa des sites de détention secrets. Elle n’hésita pas à « faire disparaître » des suspects et à les soumettre à des techniques de torture telles que la simulation de noyade, l’hypothermie, l’isolement prolongé, la privation sensorielle ou encore la projection contre une paroi (sic). En 2009, le Sénat américain a décidé d’enquêter sur ces méthodes, jusqu’à publier en décembre dernier un rapport accablant désormais traduit en français. Un avertissement pour les démocraties victimes du terrorisme, comme l’affirme son co-préfacier, directeur de la revue Harper’s de passage à Paris, John MacArthur.
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Ce rapport met en évidence que la torture pratiquée par la CIA sur les suspects n’a pas été efficace pour obtenir des renseignements. Dès lors, pourquoi l’avoir utilisée ?
John R. MacArthur – Difficile de savoir quelle était la motivation de la CIA. Ses agents torturaient-ils par vengeance après les attentats du 11 Septembre, par bêtise, pour témoigner de leur allégeance au vice-président Dick Cheney, qui se révèle avoir été à l’origine du programme ? Ce que l’on sait, c’est qu’en ce qui concerne les agents de bas niveau, ceux qui ont directement torturé, la CIA a omis de les soumettre aux tests psychologiques habituels, et n’a pas exclu les candidats instables, à tendance violente.
Quant aux dirigeants de la CIA, on apprend dans ce rapport à travers leurs témoignages – ceux de Porter Goss, Michael Hayden, John Brennan… – qu’ils s’intéressaient surtout à leur budget, à leurs droits et à leur réputation. Ils mentaient systématiquement non seulement aux enquêteurs de la Commission sénatoriale, mais probablement aussi à la Maison Blanche.
Si vous regardez Homeland, vous avez l’impression que la CIA est dirigée par des sages, comme le personnage de la série Saul Berenson, qui réfléchissent, pensent avant d’agir, empêchent les crimes les plus extrêmes. Ce rapport offre un démenti à cette représentation, car seul l’inspecteur général de la CIA s’est opposé à ces pratiques, et a fait de son mieux pour freiner le programme.
La Maison Blanche était-elle informée de l’existence de ce programme et de l’extrême brutalité des méthodes d’interrogatoire et de détention de la CIA ?
Selon le récit officiel, George Bush n’a été informé en détail qu’en avril 2006, ce qui a enclenché un processus qui a conduit à la fermeture des sites noirs et à la suppression des techniques de torture les plus condamnables à l’automne 2006. Mais on peut être sceptique sur l’ignorance de Bush de l’existence de ce programme avant cette date.
Comment expliquez-vous qu’aucun contre-pouvoir ne se soit opposé à cette dérive de la CIA ?
Le FBI aurait pu intervenir et mettre un terme au programme. Daniel Jones, le principal rédacteur de ce rapport, est un ancien du FBI. Il cite de nombreux exemples où la CIA clame qu’elle a soutiré des informations grâce à ses “interrogatoires renforcés”, alors qu’en fait les informations avaient été obtenues préalablement par le FBI ou les services secrets pakistanais avec des méthodes conventionnelles. Pourquoi le FBI n’a-t-il pas dénoncé cela ? Je ne sais pas.
Mais en 2007 il y a eu une fuite et le New York Times a révélé que la CIA avait détruit des vidéos d’interrogatoires, déclenchant un scandale. C’est le seul exemple de contre-pouvoir dont vous parlez. Peut-être était-ce quelqu’un de la CIA dégoûté par le programme, ou quelqu’un du FBI… En tout cas l’alerte a été lancée.
On doit la publication de ce rapport et la conduite de l’enquête à Dianne Feinstein, présidente démocrate de la Commission sénatoriale sur le renseignement. A quel type de résistance a-t-elle dû faire face ?
Quand elle est devenue présidente de la Commission elle a constaté à quelle point la CIA résistait à ses demandes. Ses dirigeants agissent comme si la CIA était une entreprise commerciale privée, comme si elle avait le droit de retenir les informations qu’on lui demandait et de refuser les demandes des enquêteurs. D’où vient qu’une agence du gouvernement fédéral a le droit de résister, de ne pas répondre à des demandes d’une Commission sénatoriale ? C’est anticonstitutionnel ! Mais la CIA prétextait toujours des questions de sécurité nationale.
Elle a mis en place une campagne de propagande pour la soutenir. Les journalistes Douglas Jehl et Ronald Kessler sont tombés dans le piège, en faisant état de déclarations inexactes sur l’efficacité des interrogatoires de la CIA, fournies par l’Agence aux instances politiques.
Comment expliquez-vous la crédulité des journalistes ?
Washington c’est Versailles, et la plupart des journalistes fonctionnent comme des courtisans. A l’époque il y avait une grande peur d’un deuxième attentat à Washington, et nous ne voulions pas en être responsables. Certains journalistes ont perdu la boussole et se sont fait utiliser. Le symbole de leur retraite, c’est la chronique de Jonathan Alter dans Newsweek en 2001, où il invoque l’image de la bombe à retardement pour justifier la torture dans le but de soutirer des informations à la dernière minute. C’était très significatif car Alter était perçu comme un libéral, c’est-à-dire quelqu’un de plutôt à gauche aux Etats-Unis. Kessler et Jehl sont en revanche des gens très ordinaires, qui n’ont pas d’idées particulières et qui voulaient seulement avancer dans leur carrière.
D’où vient la détermination de Dianne Feinstein à dévoiler les méthodes de la CIA ?
Feinstein était une sénatrice très ordinaire, sans renommée, pas connue comme quelqu’un qui s’aventurait au-delà des limites étroites du Sénat et du Parti démocrate. A force d’être manipulée et d’entendre les mensonges de la CIA, et face à la provocation qu’avait constituée la destruction des vidéos en 2007, elle s’est agacée et a déclenché l’enquête en 2009. L’élément déclencheur a sans doute été le piratage des ordinateurs de la Commission par la CIA. Elle a dénoncé en termes très crus la conduite de l’agence et s’est hâtée de sortir le rapport. Sa trajectoire est intéressante car elle était très prudente au départ, et elle est allée très loin pour arriver à publier ce rapport. Il fallait qu’elle soit vraiment provoquée et harcelée par la CIA…
Nous venons de vivre des attentats dramatiques en France. Que pensez-vous de la réaction étatique, et des déclarations politiques sur la sécurité nationale ?
Quand je suis arrivé à Paris, je suis tombé tout de suite sur une interview du directeur général de l’UMP et ancien patron de la police nationale Frédéric Péchenard, qui demandait quasiment les pleins pouvoirs pour déjouer les terroristes. Selon lui il serait “d’une urgence absolue de donner [aux] équipes de renseignement les moyens d’agir concrètement”, de géolocaliser les portables, de poser des micros, des balises sur les véhicules sans les autorisation d’un juge. Ce texte pourrait remonter au 12 septembre 2001 aux Etats-Unis : un Américain aurait pu tenir les mêmes propos à l’époque. Bien sûr, Péchenard ne revendique pas le droit de torturer, mais on ne le revendiquait pas non plus en 2001.
Quelles leçons peut-on tirer de cette page de l’histoire américaine, en ce qui concerne les assassinats terroristes en France ?
Méfiez-vous de l’exemple américain, ne le suivez pas, car faire sauter les verrous juridiques et constitutionnels peut vous mener à des actes inhumains, immoraux et sauvages. Certains disent qu’on ne devrait pas discuter de l’efficacité de la torture car elle est immorale a priori. Je pense pour ma part qu’il faut en discuter, pour démontrer au grand public que non seulement la torture mène à la barbarie mais qu’elle est inefficace, comme en témoigne ce rapport.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La CIA et la torture, Le rapport de la commission sénatoriale américaine sur les méthodes de détention et d’interrogatoire de la CIA, préface de John MacArthur et Scott Horton, éd. Les Arènes, 592 p., 24,90€
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