Depuis 2008, le festival Photo Phnom Penh œuvre à l’émergence d’une scène cambodgienne. Dans un pays toujours marqué par le génocide khmer rouge, elle interroge la mutation ultrarapide du Cambodge contemporain.
Pieds nus, le visage buriné par le soleil, elle se tient debout, bien droite face à l’objectif. Elle est vêtue d’un T-shirt vert à manches longues. Une couverture rose, déchirée par endroits, est tendue derrière elle, tenue à bout de bras par un homme, son compagnon peut-être. Elle pose dans le salon de sa maison, ou plutôt de ce qu’il en reste.
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Celle-ci a en effet été coupée en deux pour permettre l’élargissement de la route 21, qui relie Phnom Penh, la capitale cambodgienne, au sud du pays. Désormais la chambre à coucher et le premier étage, à ciel ouvert, sont accessibles directement depuis la route. La maison ne comporte plus d’escalier. Pour y accéder, une échelle en bois, que l’on identifie dans le coin droit de l’image, est nécessaire.
Cette image, sidérante, folle, fait partie d’une série de Sopheak Vong exposée à Photo Phnom Penh (PPP), festival photo international qui se tient actuellement, et jusqu’au 21 novembre, dans la capitale cambodgienne. “Je roulais en voiture sur cette route et je suis tombé sur ces maisons. Cela m’a saisi”, raconte Vong. Une centaine d’habitations sont concernées. Le gouvernement a proposé une petite somme d’argent aux habitants qui acceptaient de partir.
D’autres ont préféré rester. “Pour beaucoup, quitter l’endroit où ils ont grandi, ont leurs amis, leur manière de gagner leur vie – beaucoup avaient un petit magasin dans la partie de la maison donnant sur la route –, était inenvisageable. Ces personnes ont été amputées de leur mémoire, de leur passé.”
Programmé par Christian Caujolle, un des regards les plus perçants et affûtés de la photographie contemporaine (on lui doit l’identité graphique de Libé de 1981 à 1986, puis la création de l’agence VU, entre autres), le PPP voit le jour en 2008. Un beau pari dans un pays quasiment dénué de traditions et de références photographiques – le régime des Khmers rouges ayant tout détruit sur son passage et empêché toute transmission.
Une scène émergente confrontée à une programmation internationale
Quand il y vient pour la première fois en 1997 pour donner un atelier, qui sera à l’origine du Studio Images dont sont issus presque tous les photographes cambodgiens actuels, Caujolle a presque du mal à en réunir trois. “Mais parmi eux, il y avait Mak Remissa (devenu un des photographes cambodgiens majeurs – ndlr). Ils n’avaient accès à rien, un livre de photo coûtait un mois de salaire. Mais j’avais été étonné par leur curiosité pour la photographie et leur capacité à inventer des dispositifs très efficaces, alors même qu’ils ont très peu de références. Il y avait une vraie demande d’expression.”
Le festival naît quelques années plus tard. Depuis 2008, il œuvre à l’émergence de cette scène, qu’il mêle et confronte à une programmation internationale : cette année, le déjà très confirmé et puissant photographe documentaire britannique Jason Larkin, les Danois déjantés et conceptuels de PutPut ou encore les Français Eric Pillot et Guillaume Martial.
Si elle est la plus impactante visuellement, la série des maisons coupées de Vong est très représentative de la sélection cambodgienne 2017. Tous ont en effet choisi de travailler sur la mutation de leur pays, qui connaît une croissance économique extrêmement forte (+ 6% de PIB en 2017), une frénésie immobilière, une corruption sans pareille (le pays est l’un des plus corrompus au monde). Le tout dans un climat politique très tendu.
Le Premier ministre en place, Hun Sen (un ancien Khmer rouge mis au pouvoir par les Vietnamiens après la guerre), vient à quelques mois des élections de détruire l’opposition en emprisonnant son principal adversaire, en fermant des journaux qui ne lui étaient pas favorables (Cambodia Daily, qui avait qualifié sa gouvernance de dictature) et en expulsant les ONG.
Raconter la spéculation, l’arrivée en masse des investisseurs chinois
A défaut de pouvoir critiquer frontalement le régime (on a l’emprisonnement facile ici), tous les photographes cambodgiens se sont concentrés, avec un regard documentaire mais parfois très critique, sur la transformation architecturale de leur pays. Quel meilleur vecteur en effet pour raconter la spéculation, l’arrivée en masse des investisseurs chinois ou encore le rapport que le pays entretient avec son histoire, sa conservation, sa mémoire ?
Exposé à l’extérieur de l’Institut français, Sangva Keo documente par exemple, avec ses grandes vues panoramiques de Phnom Penh, comment la ville a laissé de côté l’horizontalité pour embrasser la verticalité toute capitalistique des grands buildings qui semblent fleurir à l’infini et au milieu desquels circulent des 4×4 de plus en plus imposants.
A l’Institut français toujours, Kanel Khiev revient à la brique, comme unité esthétique, marchande, politique (voir photo de une). Ses photographies prises sur des chantiers de la ville interrogent le rapport d’échelle qui existe entre la puissance et la brutalité de cette croissance, et les ouvriers, unités invisibles, réduits à de simples briques.
D’autres s’intéressent aussi aux destructions également engendrées par cette croissance. Car la ville, dans laquelle Rolls Royce vient de s’implanter, ne mégote pas avec le capitalisme et la nouveauté. Pour permettre l’implantation de nouveaux buildings, un lac a été tout bonnement rebouché. Et le White Building, ensemble architectural culte construit par Vann Molyvann, disciple cambodgien de Le Corbusier, a été détruit cet été en deux jours après avoir été racheté par des investisseurs japonais.
Diamond Island, quartier aux constructions délirantes
Conçu comme un habitat ouvert à tous dans les années 1960, le White Building, après la guerre et le génocide khmer rouge, était devenu, lorsque les habitants sont revenus dans la ville, une microcité réinvestie par des artistes (venus bosser au théâtre situé juste derrière, conçu également par Vann Molyvann), des dealers, des prostituées et des ménages modestes.
De très nombreux artistes, internationaux et locaux, ont dans le passé travaillé sur cet ensemble, à l’image de Jean-Luc Vilmouth, qui a réalisé un film en 2006. Cette année, Kim Hak a consigné les derniers moments du White Building en immortalisant les objets des derniers habitants : une poupée Barbie éclairée par un rayon de soleil et posée sur le sol, un drap tendu dans une pièce à l’abandon…
D’un coup de tuk-tuk, on se retrouve sur Diamond Island, cette île reliée à la ville par des ponts, où les expositions se poursuivent. Dans ce quartier aux constructions délirantes, censé incarner le Cambodge moderne, la jeunesse (70 % de la population du pays a moins de 30 ans) a l’habitude de se retrouver le soir, pour flirter, s’amuser, comme le montre le beau film de Davy Chou qui lui était consacré (Diamond Island, 2016). Chou suivait le périple d’un jeune campagnard venu bosser dans le bâtiment et dépeignait les aspirations de la jeunesse cambodgienne, entre tradition et modernité.
Exposé sur les lieux mêmes du tournage, au bord du Mékong, le travail de Soun Sayon se regarde comme un lointain écho au film de Chou. Plus figuratif que ses camarades, cet ingénieur installé à Phnom Penh depuis 2011 a choisi avec ses grands tirages en noir et blanc, rappelant Richard Avedon, de consigner la vie et la personnalité d’ouvriers qu’il côtoie tous les jours.
Pendant deux ans, après avoir recueilli leurs récits de vie, il les a photographiés au Polaroid, pour qu’ils s’habituent afin de créer une relation ludique. “Tout le monde voit les bâtiments se construire, jour après jour, les architectes qui les signent, mais personne ne sait rien des gens qui les construisent. Je voulais revenir à cette unité humaine.”
Sayon a choisi de les immortaliser en tenue de travail, leur outil entre les mains. “Leur outil, c’est leur vie, ce qui leur permet de vivre.” Ces invisibles, comme il les appelle, viennent en majorité des campagnes. La plupart ont arrêté l’école à 15 ans. “Ils n’ont pas une bonne compréhension ou connaissance de l’histoire cambodgienne, de l’époque des Khmers rouges. Mais ils veulent un bon futur.”
Un travail de mémoire sur le trauma khmer rouge
A Phnom Penh, le trauma khmer rouge est présent partout. Même quand on ne l’évoque pas. La génération de Sou Sayon, Sopheak Vong ou Kanel Khiev a adopté une attitude et un rapport à la mémoire différents de ceux de leurs aînés. Des artistes survivants tels que le cinéaste Rithy Panh se faisaient jusqu’alors un devoir de raconter l’infamie de ce régime qui a décimé la moitié de la population en trois ans, entre 1975 et 1978.
Ses films et récits reconstituaient et donnaient à voir les atrocités perpétuées dans le S21, le camp de la mort des Khmers rouges. Chez la jeune génération, l’appel du présent est le plus fort. “J’ai longtemps eu la sensation de ne pas savoir comment en parler”, explique Kanitha Tith, une jeune artiste plasticienne collaboratrice de Davy Chou, que l’on rencontre au café Tini, rendez-vous de l’avant-garde culturelle de la ville.
“Pour moi, poursuit-elle, c’était une mythologie, quelque chose que mes parents me racontaient. J’ai depuis fait beaucoup de recherches, et un travail de reconnexion à cette histoire.” Ses sculptures sont ainsi un travail sur la mémoire, la répétition et la conversion d’un matériau coercitif (un fil de fer), qui une fois tissé devient une forme qui dit et convoie la liberté.
Photographe plusieurs fois exposé au PPP, Philong Sovan, qui exposera en France au mois d’avril, renchérit : “Le Cambodge est à une époque charnière. C’est un temps de grand changement : cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas se rappeler, mais l’important est de comprendre. J’ai la sensation que l’on doit agir. Je n’aurais pas envie de m’installer en Europe même si j’en avais la possibilité. Il y a trop à faire ici.”
PPP (Photo Phnom Penh) jusqu’au 21 novembre
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