En 2012, Marc Beaugé rencontrait Karl Lagerfeld pour un court entretien où il parlait de dessin et de musique, de modernité et de technologie. Redécouvrons l’existence selon Karl.
Karl Lagerfeld, accompagné de sa nouvelle égérie, l’Anglaise Alice Dellal, se penche sur la question qui fait l’essence même de la mode.
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Karl gambade, il est presque trois heures du matin. S’amusant avec ses assistants, lançant une gentillesse aux uns, piquant un peu les autres, il se pose un instant derrière un ordinateur, saisit au bond un verre de soda puis rejoint une discussion concernant une prochaine campagne Chanel. Avant de filer au pas de course vers son modèle du soir, Alice Dellal, mannequin, muse, mondaine, rockeuse et nouvelle égérie du sac Boy de Chanel. Elle a 25 ans, il en a un peu plus mais, des deux, qui est moderne ? Elle dit ne pas s’intéresser à la technologie, ne pas avoir de smartphone et ne surtout pas en vouloir. On ne sait pas si elle bluffe mais elle affirme même écouter encore des cassettes audio. “Peut-être est-ce là le comble de la modernité, peut-être que l’on viendra tous à ce rejet des technologies, se demande Lagerfeld, lui-même accro aux gadgets dernier cri. En tout cas, Alice Dellal a l’attitude. Et l’attitude est une notion moderne. Autrefois, une dame élégante était bien habillée. Aujourd’hui, n’importe quelle paysanne indienne peut être dix fois plus chic qu’elle.”
Depuis ses débuts il y a plus de cinquante ans, tout le job est là, pour Karl Lagerfeld. Il lui faut comprendre ce qui marche, ce qui ne marche plus, il lui faut saisir l’époque et s’y adapter pour rester pertinent. Il affirme ne pas faire de la modernité une quête obsessionnelle mais, au-delà du personnage qu’il a construit, sa force est évidemment dans cette capacité de renouvellement. Il vit dans son temps et chasse la nostalgie par la curiosité. Chez lui, au 7, rue de Lille, dans l’immense studio photo où s’entasse, dit-il, près de dix mille livres, il ne cesse de nous interroger. Comme on vient des Inrocks, il veut savoir ce que l’on pense de Lana Del Rey et d’Azealia Banks. Il veut surtout savoir ce qui est en train de monter. On lui parle de Django Django. “J’irai acheter l’album demain matin”, répond-il.
Vous ne dites jamais “C’était mieux avant”…
Karl Lagerfeld – Non, ce serait absurde. Je comprends que l’on puisse éprouver une fascination pour le passé quand on ne l’a pas vécu. Mais quand on l’a connu et qu’on le préfère au présent, autant arrêter tout de suite. A la minute où l’on pense que c’était mieux avant, le présent devient vintage et l’on devient soi-même d’occasion. Pour des vêtements, cela peut-être enviable. Pour un individu, ce n’est jamais souhaitable.
Vous ne ressentez pas cette déférence au passé qu’ont beaucoup de créateurs de mode ?
J’ai raison, non ? Je ne veux pas considérer, comme le font certains, que mes robes sont des chefs-d’oeuvre en péril. Elles restent des produits de consommation. Les boulangers ne gardent pas leur pain. Moi, je travaille sur mes collections, je fais ce que j’ai à faire, le reste passe. Je ne garde rien, 95 % de ce que je dessine ou photographie part à la poubelle. J’aime faire, je n’aime pas me gargariser d’avoir fait. Il m’arrive parfois de m’astreindre à réaliser un album de photos mais je finis toujours par craquer, je laisse passer quelques mois et je me retrouve enseveli sous les images. Je n’ai pas un tempérament d’archiviste.
Comment saisissez-vous l’air du temps ?
Moi, je regarde tout, je veux tout connaître, tout savoir. Derrière mes lunettes noires, j’ai les yeux grands ouverts. Chaque matin, je lis la presse pendant parfois plus de deux heures, en français, en anglais, en allemand. Je suis surinformé. Il faut toujours apprendre, être curieux. C’est très dangereux de penser que l’on sait tout. Et au final, de tout cela, retombe quelque chose qui n’est pas conscient. Je ne peux pas dire ce qui m’influence et je refuse de l’analyser parce que si je le fais, je deviens une victime du marketing. Je ne suis pas une personne sérieuse, les choses me passent par l’esprit, comme ça. Je travaille à l’instinct, sans me poser une montagne de questions.
Vous souvenez-vous du premier objet technologique qui vous a fasciné ?
Quand j’étais enfant, nous avions un tourne-disque pour 78t. Il se rangeait dans une petite valise rouge et on pouvait le transporter. Pour l’époque, c’était merveilleux.
En quoi la technologie vous intéresse-t-elle ?
Elle fait partie de l’époque et l’époque ne s’adaptera pas à moi. C’est à moi de le faire. Il faut donc que je m’y intéresse. Aujourd’hui, que ce soit pour la communication, le travail, la création et les matériaux, tout est technologie. Que l’on puisse stocker des milliers de photos dans un appareil aussi petit que cela (il montre un iPhone) me fascine. Il n’y a pas si longtemps, les gens avaient peur de monter dans un avion. Puis ils ont compris que cela ne marchait pas trop mal. Ils ont eu un Walkman et ils ont trouvé ça très bien… Je suis fasciné par ces innovations technologiques parce que je n’ai pas grandi avec.
De quelle technologie vous servez-vous au quotidien ?
Je suis très Apple. Je n’aime pas du tout les BlackBerry, la qualité des photos n’est pas bonne et je n’aime pas leur clavier. Je ne suis pas secrétaire. J’ai plusieurs iPad sur moi en permanence, chacun me servant à des tâches bien spécifiques. J’ai aussi quatre iPhone différents. Je ne donne pas le même numéro à tout le monde, je sais donc qui est susceptible de m’appeler sur tel ou tel appareil. J’ai aussi toujours deux ou trois iPod sur moi. En tout, je dois en avoir plusieurs dizaines…
Plusieurs dizaines ? Comment consommez-vous la musique ?
J’achète les CD, je les écoute et je mets ceux qui me plaisent vraiment sur un iPod, que je date avec le mois et l’année, comme ça je m’y retrouve très simplement. C’est crucial. Aujourd’hui, si tu n’es pas au courant de ce qui se passe dans la musique, il vaut mieux quitter la mode et se reconvertir dans l’agroalimentaire.
Lisez-vous sur écran ?
Les informations, je veux bien les prendre sur écran mais la lecture, la vraie, nécessite le papier. Je suis encore accro au papier. Je possède près de quarante mille livres au total, répartis dans le monde entier. Acheter des livres est une vraie maladie chez moi mais je ne souhaite pas en guérir. Je lis jusqu’à vingt livres à la fois.
Comment intégrez-vous la technologie dans votre travail ?
Avant, j’envoyais mes dessins par fax. Aujourd’hui, je les expédie directement au studio par l’iPhone ou l’iPad. Je dessine beaucoup sur iPad, sous Brush. Une fois qu’on a pris le coup, c’est très simple. Je trouve que le dessin sur iPad n’est pas très loin de la gravure. Le geste diffère du dessin sur papier, le résultat aussi, beaucoup. Dans mon travail de création, je me sers énormément de l’iPad. Depuis qu’il existe, j’ai dû en avoir vingt ou trente. Je les utilise parfois pour des photos mais la qualité est meilleure pour les vidéos. Je m’en sers régulièrement pour faire les films web de Chanel.
Vous ne parlez pas d’internet…
Je n’ai pas le temps de surfer. Je travaille moi, qu’est-ce que vous voulez ? Je dois dessiner sur le bureau, à la maison, avec mon chat qui m’observe. Je dois garder le nez sur mon papier. Je suis un artisan. Il existe plein de faux comptes Twitter à mon nom mais je n’ai pas le temps d’avoir un vrai compte. Pas de compte Facebook non plus. Des partenaires en affaires m’en ont dissuadé de peur qu’ils soient piratés.
Vous venez pourtant de relancer votre propre marque, Karl, en la distribuant exclusivement sur le net…
J’ai décidé depuis longtemps de vendre sur internet. J’ai toujours pensé qu’il fallait parler au plus grand monde possible. C’est pour cela que j’avais fait une ligne de vêtements avec H&M alors qu’on me le déconseillait. Faire ce qu’il y a de plus cher, de plus beau, de plus raffiné, c’est un challenge. Mais créer un produit bon marché très bien dessiné et très bien fini en est un également. Je ne sais pas quel est le plus dur parce que je ne compare pas. La vie n’est pas un concours et j’aime faire les deux. J’aime tout faire, avoir mon nez dans tout. Je ne me limiterai jamais à faire simplement des photos ou des vêtements.
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