De Joe Strummer à l’Elysée : l’itinéraire de l’énigmatique Julien Civange, dont le nom revient depuis plusieurs semaines au coeur de cette affaire que l’on nomme désormais le “Carlagate”.
Selon Marianne, 2,5 millions d’euros ont été versés par le Fonds mondial de lutte contre le sida au mépris des procédures normales. Principale bénéficiaire : Mars Browsers, l’une des sociétés gérées par Julien Civange, 42 ans, confident et conseiller de la première dame de France.
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Julien Civange possède une histoire absolument folle, accrochez-vous bien. Elle commence, selon la page Wikipédia de l’intéressé, dans les années 1980 dans les locaux de la radio libre Carbone 14. Alors âgé de 10 ans à peine, Julien Civange y aurait officié en tant que “DJ”. L’imposteur Jean-Yves Lafesse, l’un des piliers de la radio à l’époque, ne se souvient pas d’avoir croisé le prodige de la platine. “Peut-être qu’il est passé une ou deux fois chez Supernana, mais je n’ai pas de souvenir. Cela dit, on ne se souvient plus du tout de cette époque”, plaisante Lafesse.
« Ce qui faisait sa magie, c’était sa jeunesse »
Après la radio, c’est la grande aventure du journalisme rock pour Julien Civange. Des clichés visibles sur le net le montrent minot en compagnie des plus grands. On le voit torse nu aux côtés de l’immense Joe Strummer. Des images avec Jagger ou Jimmy Cliff sont aussi en ligne. Bruno Blum, journaliste, officie à l’époque au journal Best. Il se souvient du “P’tit Julien”.
“On le voyait souvent à Best. Il n’avait même pas 15 ans. Il cherchait à s’infiltrer dans le milieu des critiques rock. Il cherchait à fréquenter des célébrités. Il était fan des Clash. Je rencontrais souvent le groupe. Il me collait pour avoir des infos sur eux. Ce qui faisait sa magie, c’était sa jeunesse”, raconte Blum.
Alain Lahana, producteur de concerts, se souvient du jeune Civange, qui rappelle le héros du film de Cameron Crowe, Presque célèbre. “Il était dans tous les concerts. Il passait tous les contrôles, tout le monde le laissait entrer. Il traînait avec les Clash, avec Téléphone, il écrivait des papiers enthousiastes.”
En 1989, c’est à la tête d’un groupe de rock qu’il resurgit : La Place. Alain Lahana s’en souvient. “Il est venu me voir avec une maquette. A l’époque, je cherchais un groupe pour la première partie du nouveau groupe de Bowie, Tin Machine, qui jouait à la Cigale. On m’avait demandé un groupe non signé, j’ai proposé à Julien de faire jouer La Place. Je me souviens qu’il n’y avait pas d’invitations pour ce concert, et que, pour y assister, Jean-Louis Aubert a été contraint de faire le roadie pour La Place. C’est lui qui a déménagé le matos de Julien.” La Place a été signé sur le label monté par Canal+, La Bande Son.
Civange déploie une énergie folle pour ce groupe, se souvient Antoine Bénichou, un ami proche, qui officiait alors pour le label : “Il avait décidé de faire la première partie des Stones à l’Olympia, en 1995, et il l’a faite. Rien n’est impossible pour Julien Civange.” Pourtant, La Place ne rencontre pas le succès escompté et malgré le buzz et les soutiens, le groupe s’enlise et disparaît. Civange a déjà d’autres projets en tête.
« Il a totalement récupéré l’opération médiatiquement »
En 1996, Julien Civange rebondit du côté de l’Agence spatiale européenne. Il fait connaissance avec l’entrepreneur Gilles Di Nardo. “Je l’ai fait travailler pour une opération qui consistait à envoyer quelque 85 000 signatures recueillies sur internet dans l’espace, à bord de la sonde européenne Huygens. Je lui ai demandé de composer quelques musiques d’illustration. C’est sa mère, Zoé Civange, que je faisais bosser comme attachée de presse, qui m’avait parlé de lui”, explique Di Nardo. En 2004, alors que les messages sont partis dans l’espace, Civange apparaît en pleine promo : il est le premier à envoyer de la musique dans le cosmos.
“Il a totalement récupéré l’opération médiatiquement. Il expliquait partout qu’il avait envoyé un CD dans l’espace, alors que les quatre morceaux qu’il avait composés faisaient en réalité partie des 85 000 messages, signatures et autres dessins d’enfants que nous avions envoyés”, conclut Di Nardo.
Ceux qui ont collaboré avec Civange n’ont pas tous des mots aussi durs. Jean Rousseau, en 1999, est le président d’Emmaüs France pour qui Civange réalise un disque caritatif : “C’est quelqu’un qui voulait faire connaître son talent, et qui a servi Emmaüs de façon assez loyale.” Le réalisateur Cédric Kahn a quant à lui proposé à Civange de réaliser la BO de son film Roberto Succo, en 2001 : “C’est la bande-son préférée de tous mes films, je me souviens de quelqu’un de très doué.”
Ami de Carla Bruni depuis quinze ans, il la suit à l’Elysée en 2009 et commence à travailler sur l’opération Born HIV Free. Recommandé par Carla Bruni-Sarkozy, il a été choisi par le Fonds mondial de lutte contre le sida pour orchestrer une grande campagne composée de films et de concerts afin de récolter des fonds. Ce jour-là, à l’espace Cardin à Paris, plusieurs clips sont diffusés en présence de l’ambassadrice du Fonds, Carla Bruni-Sarkozy, et de son directeur, Michel Kazatchkine.
Un bureau et une ligne téléphonique à l’Elysée
A la fin de l’un des films de présentation, Civange se dirige vers le pupitre en Plexiglas. Vêtu d’un costume gris anthracite et d’une écharpe noire, il s’expose pour la première fois. Une journaliste se souvient de l’étonnement qui a gagné la salle : “On le prenait pour un technicien et voilà qu’il se muait en homme politique, beaucoup étaient surpris. Personne ne le connaissait.” Depuis mars 2009, Julian Civange est un habitué de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il possède un bureau et une ligne téléphonique à l’Elysée, et fait partie de la garde rapprochée de Carla Bruni. Lors de son mariage, le 2 février 2008, Civange est dans la short-list d’intimes conviés à la cérémonie.
Pierre Charon, ancien conseiller à l’Elysée chargé de chaperonner la première dame, raconte : “Un jour, il a débarqué et Carla Bruni nous l’a présenté simplement en disant : ‘Voilà, c’est Jul.” Depuis 2009, Julien Civange joue les factotums de la femme du Président. “Carla Bruni le connaît depuis longtemps, c’est un vieil ami. Elle a fait appel à lui pour sa créativité”, justifie Véronique Rampazzo, ancienne bookeuse de la top model, chargée aujourd’hui de sa com à l’Elysée.
“Civange fait partie de la bande de copains que Carla Bruni a propulsée au Château”, explique sa biographe Besma Lahouri. “Julien Civange s’est retrouvé à se balader les mains dans les poches à l’Elysée, et il parvient à parler plus facilement à Sarkozy que la plupart de ses ministres”, ajoute la journaliste. L’entourage présidentiel est contraint de tolérer l’omniprésence de ce mystérieux conseiller qui se distingue par ses pulls ras-de-cou et sa mèche blanche dans ses cheveux bruns. “Il a un statut assez marrant, il est de tous les voyages de Carla Bruni. Comme il n’est pas du sérail, il est devenu une sorte de mascotte à l’Elysée”, s’amuse Pierre Charon.
Parfait candide
Victime du principe de Peter ? Coupable d’un lourd conflit d’intérêts ? Civange est en tout cas au coeur de l’enquête publiée par Marianne, en janvier, dans laquelle l’essayiste Frédéric Martel révèle que le Fonds mondial de lutte contre le sida a attribué sans appel d’offre près de 2,5 millions d’euros aux différentes sociétés travaillant pour Born HIV free. La société Mars Browsers, appartenant à Julien Civange, aurait été la principale bénéficiaire de l’opération en touchant 580 886 euros. Le site Mediapart a également révélé que le Fonds mondial aurait versé 132 756 euros à une entreprise baptisée la Fabrique du net pour la conception d’une partie du site (“Lutte contre le sida”) de Carla Bruni-Sarkozy. Un site qui fait la promotion de l’image de la première dame, réalisé par Jérôme Blouin, free-lance pour Julien Civange.
Aujourd’hui, dans l’entourage de Carla Bruni, on cherche à minimiser le rôle et les compétences de Civange. “Julien a plus la tête dans la lune que les pieds sur terre. Ce n’est pas un gestionnaire, explique Véronique Rampazzo. Il n’était pas salarié de l’Elysée, c’était un prestataire de services.” Un conseiller de l’Elysée le dépeint en parfait candide : “Il est catastrophé par ce qui lui arrive, il ne comprend pas ce qu’il a fait de mal.” Un ancien ministre délivre une tout autre analyse. “Dans cette histoire, Civange n’est qu’un fusible.” Avec ce scandale qui a précipité la démission du patron du Fonds Michel Kazatchkine, le 24 janvier, la France a en tout cas perdu un poste important aux Nations unies.
David Doucet et Pierre Siankowski
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