Le capitalisme est-il soluble dans la démocratie ? Avec son premier livre, Julia Cagé, professeur d’économie à Sciences Po Paris, propose un plan de sauvetage inédit des médias, à rebours de l’infotainment et du partage inéquitable des pouvoirs qui prévaut dans les sociétés par actions. Entretien.
On ne cesse d’entendre parler de la crise des médias, et de la presse papier en particulier. La crispation autour de la question du « support » d’information ne cache-t-elle pas le vrai problème ?
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C’est une erreur fondamentale que de se focaliser sur la question du support. Le support importe peu. Moi, aujourd’hui, je fais tout sur ma tablette : je lis le journal en ligne, j’écoute la radio, je regarde la télévision. La véritable question est de savoir comment produire une information de qualité.
L‘avènement d’une offre éditoriale en ligne signe-t-il la fin du journalisme print ? Va-t-il nécessairement de pair avec une déperdition de la qualité de l’information ?
De ce point de vue, la crise ne date pas d’hier. Quand on s’intéresse à l’histoire de la presse, on s’aperçoit que le print a commencé à souffrir avec l’émergence de la radio : aux États-Unis, les journaux allaient jusqu’à refuser de publier les programmes de la radio, parce qu’ils y voyaient une source de concurrence trop importante ! La presse écrite a ensuite été sérieusement éprouvée avec la télévision, comme l’a montré en France le débat gigantesque autour de la publicité en 1967-1968. Les détracteurs pensaient que De Gaulle voulait introduire la publicité à la télévision pour affaiblir un peu plus la presse… Avec l’apparition du minitel, les journaux ont de nouveau crié au loup. Le minitel allait piller leurs recettes grâce aux petites annonces et les tuer à petit feu. Maintenant, il y a Internet, et les cris d’orfraie sont de retour.
À juste titre ?
En réalité, c’est la concurrence croissante des médias qui pose problème. La multiplication des acteurs médiatiques, qui s’appuient en grande partie sur la publicité, s’est accompagnée sur le long terme d’un affaiblissement des fondements économiques de la radio, de la télé et surtout, de façon frappante, des journaux. Pour faire face à l’effritement de leurs recettes publicitaires, les journaux ont commencé à licencier des journalistes, ce qui, corrélativement, a évidemment affaibli la qualité de l’information. Ce n’est donc pas tant le web qui a tué le print que l’émergence de géants du Web comme Google, Amazon ou Facebook, qui à eux seuls concentrent la majorité des recettes publicitaires. À titre d’exemple, le chiffre d’affaires actuel de Google est plus important que le chiffre d’affaires cumulé de l’ensemble de la presse écrite américaine ! Ce phénomène a accéléré le processus, en faisant baisser encore davantage le prix de la publicité et en affaiblissant encore davantage les recettes déjà maigres des journaux. Pour compenser cette baisse des recettes, les journaux ont limogé du personnel et « redispatché » une partie de leur effort économique sur la production d’une information de qualité assez moyenne sur Internet. Et les journalistes, payés à faire du copier-coller de dépêches AFP ou à fabriquer des PDF et des infographies, se sont alors transformés en informaticiens, au détriment des fondamentaux comme l’investigation ou le travail d’explication, qui se sont perdus en cours de route.
Ces pratiques expliquent-elles à elles seules la défiance des citoyens envers les médias traditionnels ?
La confiance dans les médias n’a jamais été aussi faible : moins d’un Français sur quatre seulement croirait en leur intégrité, que ce soit la radio, la presse, la télévision ou surtout Internet. La raison ? ces médias ne sont pas véritablement « indépendants ». De même qu’on régule le financement de la vie politique parce qu’on considère que la démocratie, c’est « un vote égale une voix » et non pas « un dollar égale une voix », de même ne peut-on pas tolérer que le pouvoir médiatique soit entre les mains de quelques riches millionnaires, qui s’achètent des outils d’influence. À cet égard, l’exemple de Jeff Bezos est particulièrement éclairant : le fondateur d’Amazon a investi 250 millions de dollars dans le Washington Post, ce qui est plutôt une bonne nouvelle quand on sait que le journal était dans le rouge Le problème, c’est que le traitement d’Amazon par le Washington Post a changé. Parce que les journalistes n’ont peur que d’une chose : que le nouveau riche donateur reprenne ses billes, s’en aille, et qu’ils se retrouvent tous dans une situation financière catastrophique.
Cette tentation monopolistique guette-t-elle aussi en France ?
En France, on observe la même chose avec le trio BNP [Bergé, Niel, Pigasse, ndlr] ou avec [Patrick] Drahi, avec [Serge] Dassaut… Peut-être que ce sont de riches bienfaiteurs désintéressés et amoureux de la presse. Peut-être pas. Comment est-il possible que Rupert Murdoch puisse faire passer des mémos à Fox News pour dire qu’il faut soutenir George Bush et la guerre en Irak, et qu’il faut taper sur Obama ? Tant que des milliardaires posséderont des empires médiatiques gigantesques comme News Corp, ces dérives seront possibles et ils pourront influencer la couverture médiatique à leur guise. Je pense que ce serait mauvais pour la démocratie française si on se retrouvait dans un paysage médiatique possédé par de riches groupes de médias issus des télécommunications.
À l’ère du présentisme et de l’info en continu, est-il encore possible d’envisager une nouvelle hiérarchie de l’information ?
La première décision à prendre serait d’instaurer des paywalls (murs payants). Aux États-Unis, plus de 40 % des journaux en ont adopté un. En France, la plupart des acteurs médiatiques n’ont pas encore sauté le pas et les rares à avoir mis en place un tel système se contentent de restrictions très légères. Pourtant, c’est au prix de la reconnaissance de la nature des lecteurs sur le web que les médias pourront enfin sortir de l’ornière. L’objectif ne doit plus être comme aujourd’hui de démultiplier à l’infini une audience en ligne, qu’on va chercher à monétiser pour les publicitaires. Cette stratégie est une impasse. Un lecteur sur Internet vaut aujourd’hui vingt fois moins qu’un lecteur papier. Ce qu’il faut, c’est que les éditeurs de presse prennent conscience de cette réalité et qu’ils acceptent de proposer un contenu payant de qualité sur le web comme ils le font sur le papier. Cela seul pourra permettre de réintroduire une vraie hiérarchie de l’information produite en ligne.
Au-delà du trompe-l’œil de l’audience sur Internet, de quelles illusions doivent se libérer les médias d’aujourd’hui pour espérer assainir le débat démocratique ?
Après l’illusion du nombre de visiteurs, la deuxième illusion est la course à la publicité. Elle consiste à croire naïvement que la solution réside dans le fait d’augmenter ses revenus publicitaires alors qu’en réalité cette ressource est vouée à disparaître. Surtout, elle impose de plus en plus aux médias d’adopter des pratiques contraires à la déontologie comme le native advertising (publicité native), qui consiste à faire passer de la publicité pour de l’info à part entière. Il est impératif que les médias acceptent de revenir vers un financement qui repose majoritairement sur la vente d’une information de qualité aux lecteurs et qu’ils arrêtent de chercher à exploiter une manne publicitaire qui n’existe plus. Les robinets sont fermés ; on a changé de modèle économique : il est temps d’en prendre conscience.
La troisième illusion est de l’ordre de la concurrence. On a longtemps cru que la solution à la crise des médias consistait en l’accroissement du nombre d’acteurs médiatiques. De fait, il n’y a jamais eu autant de journaux, de chaînes de télévision, de sites Internet et de blogs. D’une certaine manière, il y en a peut-être trop. Si le pluralisme est garant de la démocratie, on a longtemps cru que l’appauvrissement de la presse papier serait compensé par la prolifération des sites web. À tort. Un marché donné ne peut supporter qu’un nombre limité de médias.
D’autant que le lectorat de ces sites est très hétérogène…
Oui, tout le monde a ses préférences et chacun consomme l’information différemment. C’est pour cette raison qu’on a besoin de médias d’information générale. Des médias à même de nous proposer tous les jours un résumé exhaustif de ce qui s’est passé dans le monde et de nous apporter leur éclairage tout en facilitant nos prises de décision démocratiques. D’une certaine manière, cette incapacité à fournir une couverture généraliste est la faiblesse de sites spécialisés comme Mediapart. Économiquement, [Edwy] Plenel a trouvé la bonne formule : absence de publicité, paywall fort… Grâce au succès de leurs dernières enquêtes, leurs abonnements sont à la hausse et ils sont plus ou moins passés dans le vert. Ils ont réussi à gagner de l’argent, fait rare en ces temps de crise. Problème : si vous ne lisez que Mediapart aujourd’hui, vous aurez accès à de très bons articles et à des investigations très intéressantes, mais vous n’aurez pas une vision complète de ce qui se passe dans le monde. Et on a besoin d’offrir ça aux citoyens. C’est un bien public qui est nécessaire et auquel tout le monde doit avoir accès. C’est pour cette raison qu’il faut sauver les médias et qu’on a besoin de se battre pour ce bien public.
Dans l’idéal, Mediapart aspire à adopter le statut de « fonds de dotation », ce que la loi ne permet pas actuellement. Pourtant, pour vous, ce modèle ne résout que partiellement les travers du cadre actionnarial classique… Pourquoi ?
Le fonds de dotation serait déjà une bonne première étape, qui améliorerait l’existant. Mais ce modèle ne va pas assez loin. L’avantage du fonds de dotation comme de la fondation, c’est qu’il permet de pérenniser le capital : en donnant à une fondation, le contributeur ne peut pas récupérer son apport. Par ailleurs, l’aspect non-lucratif du système empêche la redistribution de dividendes : les bénéfices, réinvestis, deviennent pour les médias facteurs d’indépendance. La limite du fonds de dotation, en revanche, c’est qu’immanquablement, les fondateurs prennent la tête d’un conseil d’administration, qui va se coopter. Le pouvoir reste détenu par un petit nombre d’individus qui le conservent ad vitam æternam.
En quoi consiste votre « nouveau modèle de gouvernance et de financement » et comment transforme-t-il cet équilibre de pouvoirs instable ?
Dans le livre, je propose la création d’un statut de « société de média à but non-lucratif », sorte de modèle hybride entre la fondation et la société par actions. Mon modèle va plus loin que la fondation [type Guardian, ndlr] : il propose que les petits donateurs, qu’ils soient journalistes, salariés, ou lecteurs, se regroupent entre eux pour investir dans les médias, grâce au financement participatif. Ce modèle se révèle fortement incitatif pour les petits actionnaires, dont les droits de vote augmentent plus rapidement que leur apport en capital, en dessous d’un certain seuil. Avec le statut de fonds de dotation, le donateur n’a pas voix au chapitre : il se contente de compléter la dotation. En l’état actuel des choses, du coup, le financement participatif n’a de participatif que le nom : si les contributeurs participent au capital, ils n’ont aucun levier décisionnel. À l’inverse, mon système me paraît beaucoup plus adapté au dynamisme actuel des médias, où il est nécessaire de sans cesse créer de nouvelles structures et de réinjecter du capital. Les petits donateurs pourront insuffler à intervalles réguliers des liquidités et auront leur mot à dire. Ce rééquilibrage permet de penser une distribution plus démocratique entre capital et pouvoir.
Ce nouveau modèle fait donc à la fois un sort à la mainmise des actionnaires et à ce que vous appelez « l’illusion hyper-coopérative », ce journalisme autogestionnaire qui…
… ne fonctionne pas non plus. La seule SCOP [Société coopérative et participative, ndlr] qui tienne en France est Alternatives économiques. Les journaux sont des entreprises qui, de par leur taille et leur complexité, ont besoin de faire provision de capital, ce qui explique que le modèle des SCOP n’ait jamais vraiment marché. À l’illusion hyper-capitaliste, qui est celle du millionnaire aux poches sans fond, il ne faut pas préférer l’illusion hyper-égalitariste qui veut qu' »un homme égale une voix ». Le pouvoir doit augmenter en proportion du capital, mais progressivement. En dessous d’un certain seuil, il faut qu’il augmente plus vite ; au-dessus, il faut que les droits de vote soient limités.
Cette solution est-elle viable à long terme ? Pourquoi les actionnaires continueraient-ils à inoculer des capitaux dans ces titres si, à partir d’un certain seuil, ils se voient contraints de renoncer à une partie de leurs pouvoirs ?
Dans le modèle que je propose, au-dessus d’un seuil de 10 %, les droits de vote du donateur n’augmentent plus que d’un tiers, en proportion de ses apports supplémentaires en capital. Le donateur a encore voix au chapitre, mais de façon réduite, ce qui est essentiel. Par ailleurs, la contribution est traitée comme un don et est de fait défiscalisée, ce qui est une véritable incitation financière. Sans oublier que les philanthropes aiment à dire qu’ils ne s’achètent pas de « danseuses » : dans le modèle du livre, ils le montrent. Enfin, cette nouvelle organisation hiérarchique a l’avantage de simplifier drastiquement l’usine à gaz que représente le système d’aides actuellement allouées en France. La société de média à but non-lucratif remplace ce système pas neutre et pas efficace par un système fiscal beaucoup plus transparent, qui profitera à tout le monde, aux gros actionnaires comme aux petits.
Pour autant, y a-t-il vraiment un sens à dénoncer des médias assistés et grassement aidés en France ?
Non, ça n’a pas de sens. Il faut arrêter de vivre dans cette illusion selon laquelle les médias seraient « grassement aidés en France ». Aux États-Unis, en Norvège ou en Suède, les aides aux médias par rapport au chiffre d’affaires des principaux journaux sont à peine moins élevées qu’en France, qui évolue dans une fourchette similaire (entre 4 et 7 % dans l’ensemble des pays développés). En outre, les médias ne sont pas une industrie plus subventionnée que l’ensemble des autres activités culturelles : à hauteur de 7 % d’aides par rapport au chiffre d’affaires, ils le sont autant que le cinéma, ce qui représente un peu plus que d’autres secteurs de la culture comme le livre et les arts visuels, mais beaucoup moins que les bibliothèques, les musées ou les universités. Concrètement, ce que les médias reçoivent sous forme d’aides diverses représente un peu plus de la moitié de ce qu’ils versent en impôts : les médias sont donc moins imposés que les secteurs purement marchands, mais ils ne sont pas pour autant subventionnés. Je pense qu’il est temps de reconnaître, et l’idée commence à faire son chemin depuis Charlie, qu’une information de qualité, libre et indépendante, est avant tout un bien public.
Propos recueillis par Alexandre Vasseur.
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