Jeu dérivé de la saga « Yakuza » qui est sans doute ce qui se rapproche le plus d’un « GTA » japonais, « Judgment » nous met dans la peau d’un ancien avocat devenu détective privé qui enquête sur une série de meurtres dans un quartier chaud de Tokyo. Entre fidélité et la série et nouvelles pistes ludiques, c’est une très belle réussite.
C’est beau, une ville la nuit. Le jour aussi, mais un peu moins, quand la forêt de néons n’est plus là pour illuminer ses trottoirs encombrés. Et puis la nuit, il y a ce souffle obsédant, ce son qui n’est pas qu’un son mais aussi une odeur, une couleur, une sensation de chaleur. Nous revoilà donc lâché, les yeux grands ouverts, dans le quartier de Kamurocho, réplique toujours plus fidèle et fascinante de Kabukicho, le fameux quartier chaud de Tokyo, situé dans l’arrondissement de Shinjuku, avec ses petits restos, ses bars à hôtesses, ses love hotels, ses salarymen en virée et cette présence palpable du crime organisé. Nous revoilà prêt à y passer des heures, à s’y installer, à s’y oublier. A faire comme si on vivait là, comme si on était de là. La mirifique saga Yakuza est de retour, ou quasiment. Et peut-être même d’une manière plus marquante que si elle l’était vraiment.
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« Shenmue » et Kitano
Né en 2005 sur PlayStation 2 et riche à ce jour de sept épisodes (numérotés de 1 à 6 et complétés par un préquel), deux remakes (des deux premiers volets) et sept spin-off (avant celui dont il est question ici), Yakuza est sans doute, par son système de jeu (suite de missions dans un monde ouvert, castagne omniprésente mais activités variées) comme par son parti pris d’immersion dans un espace urbain soigneusement reconstitué, ce qui se rapproche le plus d’un Grand Theft Auto japonais (avec un succès considérable à domicile mais plus limité à l’étranger, où sa situation l’apparente plutôt à une série culte). Mais le mot-clé, l’élément le plus essentiel, ici, est peut-être moins “GTA” que “japonais” car, par son ambiance comme par son esprit, son sens du cérémonial et sa fantaisie, Yakuza fait plus qu’honneur au pays de Takeshi Kitano et de Yu Suzuki, dont les deux ombres flottent d’ailleurs sur la série créée par Toshihiro Nagoshi (dont l’autre œuvre majeure, a priori loin de celle-ci, a pour nom Super Monkey Ball). Nagoshi a d’ailleurs été l’un des proches collaborateur du second sur le mythique Shenmue, dont Yakuza est, sur bien des points, un héritier direct. Quant au second, qui tenait un rôle dans Yakuza 6, il pourrait bien être l’une des sources d’inspiration majeures de Nagoshi (avec, côté cinéma, Kinji Fukasaku, Takashi Miike et quelques autres) pour sa manière de jongler sans rien exclure entre la noirceur, le sentiment et le grotesque. Ce que, scènes de bord de mer et petits enfants inclus, fait aussi très bien la saga Yakuza.
Jeux (d’arcade) dans le jeu
Le jeu qui nous intéresse aujourd’hui (et qui sort intégralement traduit en français, ce qui n’était pas arrivé depuis le premier volet de la série) ne s’appelle cependant pas Yakuza mais Judgment. Et son héros n’est pas un membre (ou ex-membre, ou futur membre) de la mafia nippone mais un ancien avocat devenu détective privé suite à une affaire qu’il a particulièrement mal vécu – il avait fait acquitter un tueur, lequel s’est empressé ensuite d’assassiner sa petite amie. Notre homme s’appelle Takayuki Yagami, arbore un perfecto et un air tourmenté et se débat désormais dans une sombre affaire de meurtres en série.
Que les vétérans de Yakuza ne s’attendent pas pour autant à un immense dépaysement. Dans Judgment, on retrouve les mêmes rues du même quartier (avec, quand même, quelques ajouts et modifications) et la même alternance entre phases d’exploration, bagarres de rue et scènes non interactives (parfois assez longues et figées). Une bonne partie des mini-jeux (fléchettes, baseball, casino…) ont aussi fait le voyage et on retrouve avec délices une série de jeux d’arcade auxquels, à condition de ne pas être à court de pièces (virtuelles), on pourra jouer à volonté : Fantasy Zone, Puyo Puyo, Fighting Vipers, Virtua Fighter V… Judgement garde donc ce qui fait le prix de Yakuza, mais y ajoute autre chose en lien avec les activités de détective et d’avocat de notre nouveau héros : des phases d’enquête, de filature ou d’interrogatoire qui le font ressembler par moment à un Phoenix Wright qui aurait décidé de rompre avec son style manga. Mais qui touchent pourtant au cœur de ce qu’a toujours été Yakuza.
Le flow et le sens
“J’ai toujours voulu avoir une petite amie timbrée”, se dit un passant croisé dans la rue dont, étrangement et comme pour pas mal d’autres, les pensées du moment s’affichent, façon BD, dans un cadre au-dessus de sa tête. Plus tard, nous voilà en train d’examiner les lieux à la recherche d’un témoin de l’affaire sur laquelle on enquête, ou de zoomer sur une photo, ou encore de piloter un drone équipé d’une caméra pour regarder à travers les fenêtres d’un immeuble. D’étudier les lieux, l’image, pour voir ce qu’il y a derrière, ou dedans, ce que les choses et les gens ont, secrètement, à nous dire (et à nous cacher). Traverser (la ville) et puis creuser, flotter (à la surface) et creuser, jouir de l’atmosphère et donner une signification (aux événements, à l’histoire) : tels ont depuis toujours été les piliers de Yakuza, que Judgment explicite comme jamais auparavant. Un jeu dérivé ? Peut-être, mais aussi, pour ne pas dire surtout, théorisé : ce rapport (contradictoire ? dialectique ?) entre le flow (la dérive, l’ambiance) et le sens est le moteur de l’expérience.
Jouer à Judgment, c’est aussi nouer des “liens d’amitié” avec d’autres personnages, se faire applaudir par les passants quand on s’est bien bastonné dans la rue (par exemple, en fracassant le crâne d’un “loubard” à coups de vélo), accumuler les points sur notre carte de fidélité des supérettes locales pour les échanger contre des disques et visiter tout un tas de bâtiments, boutiques et espaces de bureau – Judgement peut aussi être vu comme un épatant traité d’architecture et d’aménagement intérieur. C’est également, avec les jeux (vidéo) dans le jeu mais pas seulement, s’installer voluptueusement dans une bulle de temps (la bulle Space Harrier, disons) elle-même située dans une autre bulle de temps (cette bien belle bulle Judgment), comme des poupées russes temporelles made in Japan savamment imbriquées. En attendant que le soir tombe ou, parfois, en n’attendant rien de particulier. En attendant le souffle, peut-être. Qu’il revienne nous bercer, nous réchauffer. Dans la ville, dans la nuit.
Judgment (Ryu ga Gotoku Studio / Sega / Koch Media), sur PS4, de 50 à 60€
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