Chaque jour, un journaliste des Inrocks vous raconte sa journée confinée. Et c’est François Moreau qui entame ce feuilleton de la claustration. Il voulait se repasser tous les films de John Carpenter, mais a finalement passé son week-end le nez plongé dans l’œuvre tordue de Genesis P-Orridge.
Toute cette histoire me ramène à la grande tempête de 1999. Les étalages du centre commercial Mérignac Soleil étaient vides et la bagnole de mes vieux, remplie ras la gueule de PQ, de pâtes et de Prince de LU, commençait à tanguer sous les premières rafales de vent, tandis qu’on rentrait chez nous, à Saint-Jean-d’Illac, petit bled à l’orée des Landes – à quelques encablures seulement du Cap Ferret. Confinés. Je me rappelle encore du vacarme provoqué par le déracinement des arbres, qui craquaient les uns après les autres comme des spaghettis crus. C’était la fin du monde, mais l’idée de vivre calfeutré pendant une nuit qui m’a semblé durer des mois comme dans un survival movie me plaisait. Le lendemain, avec les copains, on a sillonné à vélo notre petite ville dévastée en prétendant être dans Resident Evil. On était tous des gosses de militaires ou d’ingénieurs de chez Dassault, la proximité de la base aérienne où bossait ma mère nous donnait de bonnes raisons de penser que “la Tempête du Siècle” était le résultat d’une expérience qui avait mal tourné. On attendait l’invasion zombie.
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https://www.youtube.com/watch?v=X1IwBxsny8M
Mars 2020 – je n’ai pas attendu les directives du gouvernement pour me mettre en quarantaine. D’autant que le beau-frère de la sœur du Pape, un ami proche de la famille d’une cousine éloignée de la petite-nièce de mon pote qui est en prison pour escroquerie en bande organisée, connaissait un type qui distribue le courrier à l’Elysée, et que ce dernier lui avait soufflé à l’oreille (mais pas trop près non plus), qu’on allait très prochainement devoir être confiné comme en Italie. 17m2, ça ne fait pas beaucoup d’espace quand on est deux, mais l’amour sous les toits à Paris, c’est un peu comme vivre dans A bout de souffle. Et puis j’allais pouvoir poursuivre ma partie de Jumanji vingt ans après, en me repassant tous les films de John Carpenter que j’aime dès le premier week-end de confinement – Invasion Los Angeles, The Fog, The Thing, Starman, New York 1997 (et peut-être aussi Jour de tonnerre, de Tony Scott).
“Fossoyeur de la civilisation”
Le truc, c’est qu’entre-temps, Genesis P-Orridge, leader du groupe proto-industriel Throbbing Gristle et de Psychic TV, a passé l’arme à gauche. Je suis journaliste et les Français ont le droit de savoir. Soudainement, la toxicité du monde extérieur devient anecdotique. Replonger, même pour le travail, dans la discographie de Throbbing Gristle, c’est se regarder dans le miroir et y voir un portrait d’Otto Dix. On se rappelle que rien n’est jamais vraiment enfoui, surtout pas les plus noirs de nos traumatismes psychiques. L’équilibre instable sur lequel repose notre habilité à demeurer un animal social n’est plus si stable. Réécouter Throbbing Gristle, c’est relire l’Inquiétante étrangeté de Freud et faire la ronde dans une danse macabre avec des squelettes qui claquent des dents, fouetté par les lanières en cuir d’un officier nazi sous speed. Alors que moi, je voulais juste revoir Kurt Russell débarquer à New York dans son aéroplane.
“C’était une époque où l’ambiguïté était un moteur (…) il avait une fascination pour tout ce qui était extrême, aussi bien en politique qu’en matière de faits divers”, me confiait dimanche Jean-Pierre Turmel, le cofondateur du label Sordide Sentimental, qui fut le premier en France à s’intéresser à Genesis P-Orridge. Iel n’était pas un·e musicien·ne à proprement parler, mais plutôt un·e performer·euse. En ressortant de ma bibliothèque itinérante – je suis en transit en ce moment, toutes mes affaires sont dans le garage de mon pote dans les Yvelines – le bouquin de Simon Reynolds Rip It Up and Start Again (Postpunk 1978 – 1984), j’apprends (me rappelle), que tout gosse, Gen faisait des déjà des “happenings” dans sa salle de classe – “happenings” qui se transformeront plus tard en véritables performances qualifiées par les autorités (in) compétentes “d’obscènes”, ajoutant qu’iel est un·e “fossoyeur de la civilisation”.
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Les temps nucléaires
En ce temps-là, Throbbing Gristle pose devant le Mur de Berlin en tenues paramilitaires pour la pochette du maxi Discipline, titre sur lequel Genesis semble se mettre dans la peau d’Adolf Hitler, expose des photos pornographiques dans les galeries londoniennes, emmerde les punks et leur musique simpliste dérivée du blues, met en scène dans ses morceaux des tueurs en série pédophiles en ne retirant rien des détails scabreux et développe toute une esthétique faisant écho à la Seconde Guerre mondiale (La Death Factory, nom de leur repaire ; Industrial Music, son label dont le logo évoque les camps de concentration).
Jean-Pierre Turmel, à l’autre bout du fil (il vit à Rouen, et de toute façon je suis confiné, comme vous le savez), rajoute que Genesis fut l’un·e des premier·ères à porter des piercings en Europe avec son pote Mr Sebastian. Un sujet qu’il aborda avec Jean-Daniel Beauvallet, lors d’une interview accordée en 1999 aux Inrockuptibles : “Nous avons été les premiers à divulguer ce secret très bien gardé par la communauté gay (…) Une année avant moi, Mr Sebastian a reçu la visite de Scotland Yard, lors d’une descente en masse dans les milieux homos. On l’a immédiatement condamné pour la réalisation de ces piercings, en exhumant une vieille loi militaire qui interdisait à quiconque de s’infliger la moindre douleur”, se rappelait-iel. Turmel m’explique que Genesis s’en est sorti·e parce qu’iel avait été estampillé·e “homosexuel” par les autorités et que “tant que ça restait dans les milieux gays, ça allait”. Quelle époque !
Je réécoute donc toutes ces horreurs et y trouve une forme de sérénité. Un truc cathartique, de l’ordre du sentiment qu’un Hunter S. Thompson a pu ressentir quand il a flirté avec les Hell’s Angels à la fin des années 60, avant de se faire casser la gueule par cette bande de loubards. Je repense à la menace nucléaire et à cette ère pré-apocalyptique qui a vu émerger le punk et ses motifs de fin du monde. L’œuvre de Genesis P-Orridge ne se résume pas à Throbbing Gristle, la suite est même beaucoup plus solaire, mais la perspective du confinement et l’odeur de sixième extinction de masse qui plane m’a forcément ramené à l’expression la plus radicale de son art. “Qui sont les vrais fossoyeurs de la civilisation ?” C’est la question majeure posée par cet·te bon·ne vieux·vielle Genesis.
Je me demande à quoi pensent les gosses qui sont confinés en ce moment, s’ils escamotent des histoires de zombies ou je ne sais quoi. J’ai vu que Moog et Korg ont mis leurs applications à disposition du public, gratuitement. De quoi susciter des vocations. Je préfère quand même la naïveté rétro de l’animatronique de The Thing que la vérité de la fin des temps.
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