Après Les Bienveillantes, Jonathan Litell se fait journaliste et démêle les ficelles d’un autre récit kafkaïen : celui de la Tchétchénie des années 2000.
Pour Jonathan Littell, il y a une vie avant et après Les Bienveillantes, son pavé controversé couronné par le Goncourt en 2006. Après des études à Yale, Littell s’est engagé pendant plus de sept ans dans l’action humanitaire en Bosnie-Herzégovine, en Afghanistan, au Congo et en Tchétchénie, où il a séjourné deux fois “durant les deux guerres, en 1996 d’abord puis pour une quinzaine de mois à partir du début de la seconde, à l’automne 99”.
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Dix ans plus tard, il y est revenu pour réaliser ce qui devait au départ s’apparenter à un reportage, avant de se transformer (suite à l’assassinat de l’humanitaire russe Natalia Estemirova le 15 juillet dernier) en un récit de 137 pages, un portrait équivoque de celui qui dirige la Tchétchénie depuis 2007 : Ramzan Kadyrov, 33 ans aujourd’hui.
A travers la figure complexe de Kadyrov, “le plus grand constructeur du monde” (qui rénove à tour de bras la capitale tchétchène dévastée, mais s’est également fait construire un “Disneyland islamique”, un zoo personnel et un aqua park grandeur nature), c’est l’odyssée kafkaïenne d’une ancienne république de la fédération de Russie, officiellement indépendante depuis 1991, que nous conte ici Jonathan Littell. Au tournant du conflit qui opposa le gouvernement fédéral russe et les groupes armés tchétchènes, il y a, en 2002, cette invention rocambolesque de Vladimir Poutine : “la tchétchénisation du conflit”.
Concrètement, cette stratégie consiste à introduire le loup dans la bergerie, en installant un pouvoir tchétchène prorusse fort, principalement composé d’anciens rebelles, dirigé par l’ex-mufti indépendantiste, Kadyrov père. Dynastie oblige, c’est aujourd’hui son fils qui lui succède et a repris les rênes du vaisseau infernal. “Le soutien de Poutine reste le pilier central, celui sur lequel repose tout l’édifice”, analyse Littell, qui file la métaphore architecturale : “la terreur, la reconstruction, la cooptation et l’islam forment les piliers d’angle”.
Pourtant, ce qui frappe d’abord Littell, c’est cette “illusion d’une normalité” qui règne partout dans Groznyï. “La reconstruction est massive et réelle”, reconnaît-il d’abord, avant de rappeler la formule sans appel d’un des dirigeants de Memorial, la plus grande association russe des droits de l’homme, à laquelle appartenait Natalia Estemirova (dont le meurtre a officieusement été imputé à Ramzan Kadyrov) : “La Tchétchénie, c’est comme 1937, 1938”. “Le nombre de tués ou de disparus par tranche de 100 000 habitants, depuis dix ans en Tchétchénie, serait (…) proportionnellement supérieur aux chiffres des victimes des Grandes Purges staliniennes”, décrypte Jonathan Littell.
Comme dans Les Bienveillantes, Jonathan Littell fait preuve d’une minutie et d’une précision quasi maniaques dans le recensement des histoires sordides et tragiques. Mais ce qui le sauve sans doute ici, c’est la veine journalistique de l’entreprise et, en toile de fond, la portée effroyablement romanesque d’une géopolitique à flux tendu qui s’exerce à l’échelle d’un mouchoir de poche.
Tchétchénie, An III (Gallimard, Folio documents), 137 pages, 6€
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