On a parlé plan cul, élection américaine et Loi Travail avec Joel Simkhai, le boss de Grindr. L’occasion de comprendre à quoi ressemblera la drague de demain.
En imaginant en 2009 une application qui permet aux homosexuels de dialoguer entre eux en se géolocalisant via leur smartphone, Joel Simkhai a révolutionné la rencontre en ligne, et par la même occasion le concept de plan cul.
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Sept ans et 15 millions d’abonnés plus tard, Grindr est devenu une source de vannes pour la pop culture (des Simpson à Crazy Amy, le dernier film de Judd Apatow) mais surtout une success story de la tech. Un modèle largement pompé par des applis comme Tinder, 3nder ou Happn.
Désormais des millions d’hétérosexuels peuvent aussi profiter des joies (et des inconvénients) de la drague géolocalisée. Mais aujourd’hui le Zuckerberg du « gay sex » voit plus grand. En janvier dernier, la compagnie chinoise Kunlun Tech a racheté 60 % des parts de son entreprise pour la bagatelle de 89 millions d’euros. Une manne qui va permettre à Grindr de se développer. Tout ça méritait bien une interview.
Vous avez retransmis le défilé J.W. Anderson en streaming sur l’appli. Votre ambition est-elle de transformer Grindr en un réseaux social plus ambitieux comme Facebook ?
Joel Simkhai – On veut étendre notre business et changer la façon dont les homosexuels utilisent notre appli. Les gays aiment la mode et on voulait offrir une exposition à un super designer. La retransmission de ce défilé nous a valu beaucoup d’attention mais on ne le refera pas. On essaie des choses dans le domaine de la mode, de la musique, du voyage… Grindr est une incroyable plateforme. Nous avons des millions d’abonnés à travers le monde et nous voulons devenir une vraie destination mobile. Quand vous vous ennuyez, venez sur Grindr. Quand vous cherchez où sortir, venez sur Grindr. L’appli vous servira toujours à draguer ou à trouver un coup d’un soir mais Grindr peut faire plus.
Grindr sert à draguer mais aussi souvent de guide touristique quand on débarque dans une ville. Vous pensez développer cet aspect ?
Je ne veux pas trop en parler mais c’est une de nos pistes de développement, effectivement. En voyage, des tas de mecs se connectent à Grindr juste pour demander « Où dois-je sortir ce soir ? » Et ils obtiennent des informations en temps réel. C’est cent fois mieux que TripAdvisor !
Pourtant Grindr n’a quasiment pas évolué depuis ses débuts. Vous êtes en panne d’idée pour amener l’application vers autre chose ?
C’est une question d’opportunité. Tenez, depuis un an et demi, je n’aime plus du tout Facebook. Que s’est-il passé ? Le site a mal évolué et d’autres applis ont débarqué: instagram, Snapchat… Comment fait-on pour faire évoluer une appli ou un site sans perdre ses utilisateurs ? C’est difficile. Pour moi le cauchemar serait d’entendre quelqu’un dire : « Avant je rencontrais des mecs sur Grindr, aujourd’hui, c’est fini. » J’en parle beaucoup avec mes équipes. Si je viens sur Grindr, c’est pour rencontrer quelqu’un pas pour y trouver des recettes de cuisine !
Il y a quelques mois, la firme chinoise Kunlun Tech est entrée dans le capital de Grindr. Qu’est-ce que cela a changé ?
Rien. Personne ne va arriver et dire « virons les homos de Grindr et transformons l’application météo ! » Ça va simplement nous aider à développer notre business. Je garde des parts dans l’entreprise, j’en suis toujours le PDG et c’est la même équipe qui est en place. Ça va simplement aider notre boîte à grandir. On va déménager dans de nouveaux locaux à West Hollywood (le quartier gay de L.A., ndlr) Grindr emploie près de 60 personnes aujourd’hui. Cela demande du capital et des investissements sur le long terme.
Votre appli a inspiré des tas d’autres applications de rencontre qui, comme Tinder, rencontrent parfois un succès plus large que Grindr. N’avez-vous pas l’impression d’avoir été copié ?
Mon idée était dans l’air du temps. Je l’ai réalisée tôt et d’une manière attrayante pour les garçons. J’ai trouvé la bonne formule. Tinder ne m’a rien volé. ils ont adapté l’idée et ils ont ajouté des choses comme le login via Facebook, le mutual match… De choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Mais je suis content que les hétéros puissent aussi se rencontrer via leur téléphone. Ils vivent un peu la vie des homos. Il y a quatre ans, seuls les gays se connectaient sur un iPhone pour draguer. Aujourd’hui, tout le monde peut le faire. Et c’est beaucoup mieux accepté !
Mais Tinder est une appli de rencontre. Grindr reste une application pour se dégotter un plan cul, non ?
C’est faux. Je pense que Tinder a fait un super job pour permettre aux femmes d’être plus à l’aise avec leur sexualité. Et plus rapide dans leur recherche. Si vous faites un sondage auprès les lectrices des Inrocks en leur demandant : « Avez-vous déjà rencontré quelqu’un pour un rendez-vous autour d’un café qui finalement s’est soldé par du sexe ? » Je suis sûr que la majorité vous dira: « Oui, au moins une fois ».
Sauf que les femmes risquent encore trop souvent de se retrouver face à un prédateur sexuel…
C’est vrai. Mais je pense que ça change. Et je crois vraiment que Tinder a fait bouger les lignes. En 2011, on a développé Blendr, une appli pour les hétéros mais ça n’a pas décollé comme Tinder. Les femmes sont différentes des hommes. Elles ont besoin d’être rassurées.
Certains articles ont fait état d’une faille dans le système de sécurité de Grindr qui permettrait de se servir de l’appli pour repérer les homosexuels. C’est inquiétant notamment pour les gays, les bis ou les trans vivant dans des pays homophobes…
Cette possibilité est effrayante. Mais on n’oblige personne à poster ses photos, on ne se logue [se connecter, ndlr] pas sur Grindr avec son compte Facebook comme d’autres applis le demandent… On peut être un peu plus anonyme sur Grindr qu’ailleurs. Et dans ces pays, c’est vital. Il n’y a pas de bars gays en Irak ou en Arabie Saoudite. Là-bas, Grindr est la seule option pour les homosexuels. Je pense que notre présence est positive. Et soyons réalistes : si un gouvernement veut persécuter les homosexuels, il peut le faire sans Grindr. En Arabie Saoudite, si vous êtes « out » sur Facebook, vous aurez des problèmes. Faut-il pour autant fermer Facebook ?
Donc vous ne prenez pas de mesures spécifiques pour éviter que ce genre de chose de ne se produise ?
Si, bien sûr ! Dans les pays les plus dangereux, on masque les distances de géolocalisation et on poste régulièrement des messages invitant les utilisateurs à rester prudents. Mais je n’ai jamais entendu une seule histoire d’un garçon qui aurait été arrêté par la police parce qu’il utilisait Grindr !
On a noté que l’appli organise régulièrement des sondages. Grindr connaît-il le nom du prochain président des États-Unis ?
On a fait souvent des sondages « Quelles musiques écoutez-vous ? », « Qui suivez-vous sur Instagram ? » Ça nous sert à prendre le pouls de la communauté gay. On a fait une sondage pour l’élection américaine pendant les primaires. Selon leur tendance politique, les votants avaient plébiscité Bernie Sanders et Donald Trump. On a aussi l’intention d’en faire un d’ailleurs en France juste avant l’élection présidentielle.
Peut-on imaginer qu’un candidat à l’élection présidentielle américaine fasse sa pub sur Grindr ?
De petits candidats ont déjà fait campagne sur Grindr. Est-ce que Donald Trump fera campagne sur Grindr ? Je n’espère pas ! On ne sait pas grand chose de ce qu’il pense des homosexuels. Notamment sur le mariage. Hillary Clinton et Bernie Sanders soutiennent les droits des homosexuels depuis longtemps. Même si, pour Hillary, c’est plus récent. C’est pour ça qu’on a créé un département de justice sociale, « Grindr for equality ». Et on essaie d’éclairer nos abonnés sur les programmes des candidats et de mettre en lumière des candidats gays ou gay friendly. C’est la base du pouvoir. On va sûrement encourager nos utilisateurs à interpeller directement leurs politiques. Aux Etats-Unis, Grindr peut servir à faire du lobbying, mais pas en Irak ou en Russie. Comment influencer le changement dans ces pays ? Ou dans une dictature ? Je n’ai pas encore la réponse.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune start-upeur français qui voudrait lancer une appli ?
Si je peux le faire, n’importe qui peut le faire. Quand j’ai développé Grindr, je ne savais ni programmer ni dessiner… J’avais des tas de lacunes. Des tas de domaines de la tech m’étaient inconnus. Mais j’ai pu construire une grande entreprise. Mes conseils sont les suivant: 1/ résoudre un gros problème. Chercher un problème qui concerne beaucoup de gens. Plus le problème concerne de gens, plus votre appli aura du succès. 2/ Trouver une solution simple. 3/ Débarquer sur le marché le plus tôt possible. Même avec une appli imparfaite. J’ai lancé Grindr avec seulement quelques milliers de dollars. 4/ Restez focalisés sur les utilisateurs. Ne vous éloignez pas de la solution que vous avez apportez à vos utilisateurs sinon vous perdrez du sens. Mais la France a-t-elle envie de developper sa « French Tech » ? Quand je vois les contestations que provoque la loi Travail, je me pose la question. Ce n’est pas un hasard si Grindr est né aux Etats-Unis et plus précisément en Californie. Et vous savez, ce qui ne se fait pas ici, ça se fera ailleurs…
Propos recueillis par Romain Burrel
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