Un scientifique qui étudie les ovnis, un ancien RG sceptique sur le 11 Septembre, un avocat obsédé par la face cachée de l’histoire, des reporters anti-médias établis… Conspirationnistes ou détecteurs de mensonge ? Reportage.
« Massacres de musulmans ! Médias complices. » Tagué à la bombe rouge et noire, la banderole tendue sur le parvis du Champ-de-Mars intrigue les touristes venus photographier la tour Eiffel. À l’origine de cette petite manifestation du vendredi 3 août, un rapport de l’organisation Human Rights Watch (HWR). Publié deux jours plus tôt, le document dénonce la féroce répression menée par les autorités birmanes envers les Rohingyas musulmans.
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Aucun journaliste n’a fait le déplacement. Pour pallier cette absence, la caméra GoPro de Jonathan Moadab et le micro de Raphaël Berland (alias « JahRaph » sur le net) enregistrent tout. Animateurs du site le Cercle des volontaires, ces deux anciens militants du mouvement des indignés publieront le lendemain une vidéo et un article. Sur place, Jonathan et Raphaël me présentent quatre membres des « Brigades du tigre », avec qui ils montent un projet de « méta TV », chaîne d’information en continu sur le web « à la ligne éditoriale plutôt prorusse », dixit un brigadiste. On leur précise que j’enquête sur « les complotistes ». Crâne rasé et yeux bleus perçants, l’un d’eux me lance : « Franchement, toi, le 11 Septembre, t’en penses quoi ? » Haussement d’épaules. Un second, intarissable, enchaîne alors sur l’invraisemblance de l’effondrement de la troisième tour.
Complotisme ordinaire
Rudy Reichstadt, animateur de ConspiracyWatch, site qui se présente comme un « observatoire du conspirationnisme et des théories du complot », estime que le Cercle des volontaires est « directement issu du web conspirationniste, de cette complosphère ». Jonathan et Raphaël seraient des « complotistes ». Ce mot fourre-tout installe immédiatement dans les esprits une image d’affabulateurs entêtés, s’échinant jour et nuit à défaire le monde sur un clavier d’ordinateur. Nombre d’entre eux se voient souvent qualifiés de confusionnistes, négationnistes, fascistes, voire d’antisémites. Un raccourci qui confond souvent « la partie et le tout », rapporte Bruno Fay dans son livre-enquête Complocratie (Editions du Moment). Le journaliste ajoute qu’un « complotisme ordinaire » est apparu et avec lui « de nouveaux croyants », qu’il conviendrait d’observer sans morgue ni suffisance.
Qui sont ces étiquetés ? Comment passent-ils leurs journées à déconstruire les « VO » (versions officielles) ? Pour les rencontrer chez eux, le parcours relève parfois de l’entretien d’embauche. Méfiant, l’un d’eux a exigé de pouvoir lire mes anciens articles et de connaître mon parcours scolaire ; un second, connu sous le pseudo Le-Libre-Penseur (LLP), a décliné « toute rencontre avec le journaliste, l’homme pourquoi pas ? », en ajoutant cordialement qu’il fallait brûler Les Inrocks et Libération. Plusieurs m’ont enregistré pendant nos entretiens, un dernier m’a demandé s’il pouvait me filmer.
>> A lire aussi : « Le complotisme touche tous les milieux, Bac+10 comme Bac-5 »
Quelques jours plus tôt. « Bip », la porte en bois s’entrouvre. Dans son T-shirt un peu large floqué du « Lion of Judah », animal symbole de la culture reggae, Raphaël Berland m’invite à le suivre dans la demeure de ses parents, une grande maison de maître sise en banlieue parisienne. Sur le seuil de la baie vitrée du salon, à deux enjambées de la piscine couverte, se tient Jonathan Moadab. Les traits un peu creusés, il grille une cigarette matinale. Il a bouclé à 5 heures du matin un article traitant d’un attentat contre des touristes israéliens qui a eu lieu en Bulgarie. Afin de ne pas louper l’heure de notre rendez-vous, il a brièvement fait un somme devant chez Raphaël, à l’arrière de son monospace.
Il y a six mois, Jonathan, 24 ans, achevait son master de communication. À la même période, Raphaël Berland, 34 ans, lassé d’œuvrer pour « des entreprises capitalistes », lâchait son job de webmaster. Depuis, ils se définissent comme des journalistes, « des chercheurs de vérité » et des « libres-penseurs ».
« 90 à 99 % des choses qui sont dites dans les médias mainstream, c’est la vérité, analyse Raphaël en triturant sa barbichette. Après, ce sont les 1 % à 10 % restants qui sont des mensonges ou une distorsion de la vérité. »
Quotidiennement, de 9 heures à 2 heures du matin, depuis son salon ou sur le terrain, il se concentre sur ces zones d’ombre. Concernant le conflit en Syrie, il considère que la parole n’est donnée qu’à l’Observatoire syrien des droits de l’homme, il faut donc rétablir l’équilibre. Raphaël a envisagé de se rendre à Damas au cours du mois d’août, « côté prorégime, bien sûr ». Midi approche, Jonathan tweete et poste sur le Facebook du Cercle des volontaires l’heure de la manifestation du 3 août sur le Champ-de-Mars.
Des journalistes jugés « à l’Ouest »
Souvent, l’engagement débute avec une expérience personnelle, « une preuve » décrédibilisant les médias. En 1990, Viktor Dedaj, administrateur du site LeGrandSoir.info, est ainsi allé jusqu’au Nicaragua faire une enquête en immersion – non publiée – sur les journalistes étrangers couvrant le conflit entre contras et sandinistes. « Un tournant dans ma vie », nous certifie l’homme de 55 ans un poil bedonnant. Ancien conseiller financier pour multinationales et ex-encarté au Parti communiste, il en a tiré une conclusion: les journalistes sont « à l’Ouest ». Au sens idéologique, valable du temps de la guerre froide, et au sens figuré, vu leurs connaissances lacunaires sur les sujets traités.
Il y a quatre ans, Viktor Dedaj a arrêté d’acheter la presse écrite, « marre de lire des conneries ». La désillusion est souvent à la hauteur de l’événement. Pour toute une génération, le déclencheur a été le traitement médiatique des attentats du World Trade Center. Interrogés, Jonathan et Raphaël refusent d’aborder ce sujet. « Sauf si Les Inrocks organisent un débat diffusé en direct à la télé », nuance Jonathan en souriant.
Hubert Marty-Vrayance se définit justement comme « une victime politique et administrative du 11 Septembre ». Dans le petit jardin parisien de sa compagne, devant un déjeuner irrigué de pastis et de rosé, l’homme, avec sa chevalière en or, me prévient : « On veut profiter des qualités de la France que les world companies veulent nous enlever. » L’ancien commissaire des Renseignements généraux (RG) montre des photos où, portant de grosses lunettes style années 80, il apparaît aux côtés de Mitterrand ou se poilant avec Chirac.
En 2002, du jour au lendemain, on lui a désactivé son badge du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDN), service de renseignements rattaché au Premier ministre. En cause, un article du journaliste-enquêteur Guillaume Dasquié révélant que Marty-Vrayance aurait collaboré à l’écriture du livre de Thierry Meyssan, L’Effroyable Imposture (Éditions Carnot). Traduit dans une trentaine de langues et vendu à plus de 200 000 exemplaires, l’ouvrage est l’une des principales sources mondiales ayant donné corps à « la théorie du complot » sur les attentats du 11 Septembre.
« Je réfute le terme de complotiste, je préfère patriote, visionnaire et engagé »
Hubert Marty-Vrayance a porté plainte pour diffamation, sans succès. Après cet épisode, le commissaire a perdu son habilitation secret-défense, sa femme l’a quitté, ses trois enfants ne lui parlent plus. Depuis cinq ans, il est chômeur et vit avec un RSA. Comme au premier jour, il analyse cependant ces attentats comme un « inside job » des services américains. Il l’a écrit encore dans un ouvrage collectif préfacé en 2011 par Alain Soral et intitulé Le 11 septembre n’a pas eu lieu. Il réfute « totalement le terme de complotiste ou conspirationniste » qu’on lui a parfois jeté au visage. « Je préfère les termes patriote, visionnaire et engagé. »
Cette année, il s’est présenté aux législatives dans la 6e circonscription parisienne, remportée par Cécile Duflot « la parachutée ». Une expérience électorale qui lui a donné, outre 73 voix, « une énergie incroyable », assure sa nouvelle compagne. « Mes amis et ma famille me disent que je suis complètement folle de fréquenter ce genre d’homme, ajoute-t-elle. Mais il faut avoir foi et tenir, afin de faire reconnaître qu’il a été laminé. C’est long. » Hubert Marty-Vrayance acquiesce. « Ça n’a pas toujours été facile à vivre… »
Des conséquences personnelles, il y en a eu aussi pour Jonathan Moadab. Lui qui se présente comme Juif pratiquant mais « altersioniste » relève que certains sujets sont devenus tabous avec son père. De son côté, Raphaël perçoit « un côté oppressant dans tout ça ».
« Ces sujets sont gravissimes, on a besoin d’en discuter, de s’en décharger. Pour mon entourage, j’en étais devenu lourdingue. Maintenant, quand je vois des gens, c’est pour parler d’autre chose. »
« Les adeptes des théories du complot s’investissent bien plus que les incroyants. Ils sont plus motivés », constate l’enquêteur Bruno Fay. Ces « croyants » ne veulent plus passer par des clercs, des intermédiaires reconnus (journalistes, politiques ou chercheurs) mais choisir leurs propres sources. Une sorte de peer to peer de l’information rendu possible par le web. La contre-argumentation instantanée (ou « débunking »), lors d’un débat par exemple, serait inopérante. Comment vérifier à la fois le document de 31 pages remis par Raphaël, intitulé « La face caché de Robert Schumann, de Pétain à la CIA », les causes de la fonte de la cloche d’Oradour-sur-Glane, l’existence d’armes à « uranium pauvrement enrichi » qui feraient fondre des tanks en Syrie ? Bruno Fay parle de « mille-feuille argumentaire », où vérités et mensonges s’imbriquent étroitement, jusqu’à ne plus pouvoir se dissocier.
Dans son cabinet grenoblois tapissé de photos où il apparaît en kimono de karaté, Jean-Pierre Joseph phosphore. Cet avocat connu pour sa lutte contre les vaccins, sa passion pour les médecines alternatives et la face cachée de l’histoire peut délaisser un dossier en pleine journée pour coucher sur le papier une réflexion, un doute touchant la ligne Maginot ou une civilisation pré-égyptienne technologiquement avancée. Pour résumer son état d’esprit, il fronce ses épais sourcils et prend l’exemple suivant :
« Si on me dit ‘il y a une soucoupe volante dans le jardin’, contrairement à 99 % des gens qui vont rester assis, je vais aller voir par moi-même. »
« A force de se battre contre des moulins à vent, on fatigue »
Le scientifique Jean-Pierre Petit – « JPP » pour ses fans – ne s’est pas contenté de sortir dans le jardin pour vérifier l’existence des ovnis. Depuis des années, il affirme avoir réussi à communiquer avec ses « petits copains » d’une planète baptisée « Ummo ». « Ils m’ont soufflé des équations mathématiques. » JPP, short vert, polo jaune et bretelles, n’en dira pas plus sur ce sujet. Attablé dans son mas provencal, cet ancien chercheur au CNRS décrit un long chemin de croix, entre articles jamais publiés et bourses de thèse refusées. Aujourd’hui, avec son site lancé il y a quinze ans, Jean-Pierre Petit est devenu une star du net. Trois mille visiteurs par jour, assure-t-il. Sur jp-petit.org, on traite du sous-marin Koursk, du nucléaire, du 11 Septembre ou encore du tsunami au Japon.
Inlassablement, JPP pointe les recherches secrètes du complexe militaro-industriel. Celui-là même qui étouffa ses travaux du temps du CNRS « parce que mes recherches allaient réussir à prouver l’existence des ovnis », précise-t-il tandis qu’il cueille des mûres perché sur une échelle. « En me taxant de complotiste, la société a un réflexe que je qualifie d’immunologiste. C’est comme un greffon que le corps rejette. C’est violent. »
Viktor Dedaj pense pour sa part que « c’est la façon moderne de traiter quelqu’un d’hérétique. Dans le film des Monty Python, vous connaissez la scène où ils veulent brûler la sorcière ? Eh ben, c’est ça. » A 75 ans, un peu épuisé par tout ça, Jean-Pierre Petit diminue le rythme de ses conférences et prend du retard dans ses vidéos pédagogiques de l’été. En revanche, il griffonne toujours. Un énième épisode d’Anselme Lanturlu, le héros de ses BD de vulgarisation, va débarquer. Tout est en accès libre sur le net, ses cyberfans ont payé les traductions en langues étrangères. Il y a peu, le retraité s’est épris d’égyptologie. « La recherche dans ce domaine m’a pris trois mois. Et puis j’ai compris que je ne serais jamais publié. Vous savez, à force de se battre contre des moulins à vent, on fatigue… Vous connaissez Don Quichotte ? »
Geoffrey Le Guilcher
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