Dans son livre “Du sang, des larmes et des pixels” qui vient de paraître en français, le journaliste américain Jason Schreier raconte comment ont été créés dix jeux marquants de ces dernières années : “Destiny”, “Diablo 3”, “Uncharted 4”, “Stardew Valley”… Dix jeux dont le développement n’a vraiment pas été de tout repos et pour lesquels tout aurait pu très mal se terminer. Rencontre avec l’un des meilleurs connaisseurs de l’industrie vidéoludique d’aujourd’hui.
Et si, au lieu de devenir les grands jeux que l’on connaît, Uncharted 4, The Witcher 3 ou les hits indés Shovel Knight et Stardew Valley avaient vu leur développement tourner à la catastrophe ? Dans son livre Du sang, des larmes et des pixels, le journaliste américain Jason Schreier (que l’on peut lire sur le site Kotaku) montre qu’il s’en est fallu d’un rien et que la réussite d’un jeu vidéo est souvent l’aboutissement d’un parcours mouvementée entrecoupé de phases de découragement, de relances et de revirements – sans parler des problèmes d’argent. Schreier revient en détail sur la production de dix jeux fameux (Destiny, Diablo III, Halo Wars…) qui, après pas mal de difficultés et d’incertitudes, ont tous finis par bien tourner. Tous sauf un : Star Wars 1313, dont le projet a été abandonné et qui n’existera jamais (et, du même coup, ne décevra jamais non plus).
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Recueil d’histoires passionnantes et, pour certaines, très romanesques, Du sang, des larmes et des pixels a aussi le mérite de mettre en lumière la plupart des enjeux auxquels est aujourd’hui confronté le jeu vidéo en tant qu’art et industrie.
L’une des idées qui ressortent de la lecture de votre livre, c’est qu’il n’est jamais vraiment trop tard pour sauver un jeu. Même quand il a déjà été commercialisé comme dans le cas de Diablo 3 ou de Destiny, il reste possible de faire quelque chose.
Jason Schreier – C’est l’un des thèmes que j’ai trouvés vraiment intéressants à propos des jeux vidéo : ils peuvent constamment changer. Dans le cas de Destiny, ce n’est pas seulement que le jeu subit des modifications, mais que ses développeurs revoient une large part de ce qu’ils ont déjà fait. Lorsque le jeu est sorti, l’acteur Peter Dinklage faisait la voix du “fantôme” qui vous parlait en permanence et, un an après la sortie du jeu, quand il a été clair que personne n’appréciait le travail qu’il avait fait, ils ont complètement changé ça. Au point qu’aujourd’hui, il n’est plus du tout possible de jouer à une version de Destiny dans laquelle figure Peter Dinklage. C’est différent de ce qui se passe dans tout autre média. Vous ne voyez pas des films ressortir soudain avec de nouveaux acteurs à la place des anciens.
Dans beaucoup de cas que vous détaillez, l’éditeur apparaît comme le méchant, que ce soit Microsoft avec Ensemble Games, le studio qui a fait les Age of Empires et Halo Wars, ou LucasArts dans le cas du jeu “maudit” Star Wars 1313.
Je pense que les éditeurs ont leurs propres motivations et que les développeurs ont les leurs. Le stéréotype est que l’éditeur veut encaisser autant d’argent que possible pour ses actionnaires alors que les développeurs, eux, espèrent faire un bon jeu. Mais les problèmes d’un jeu sont le résultat de nombreux facteurs. Beaucoup de gens détestent Electronic Arts, les loot boxes et les micro-transactions, mais si vous discutez avec des développeurs qui travaillent pour EA, la plupart vous disent qu’ils sont bien traités et qu’on les laisse essayer des choses créatives. Au final, il est très facile de dire qu’il y a des bons et des mauvais, mais la réalité est toujours plus nuancée que ça. Ce sont juste des gens qui prennent des décisions en fonction de ce qu’ils pensent être le mieux pour le but qu’ils poursuivent eux-mêmes.
A l’opposé, il y a le phénomène Stardew Valley. C’est un homme qui travaille en solitaire, sur un projet auquel il tient énormément, et qui en devient presque fou.
C’est un garçon fascinant. Sa copine le soutient beaucoup.
Pourquoi teniez-vous à l’inclure ? De l’extérieur, cela ressemble à une success story.
Ce que j’aime vraiment dans cette histoire, c’est qu’il s’agit d’une personne humaine qui a beaucoup de failles, de traits de caractère intéressants et aussi beaucoup de talent. C’est la saga d’un homme qui reste assis tout seul pendant cinq ans. C’est inimaginable pour les plupart des gens, qui ne pourraient pas supporter ça. Il veut juste faire le jeu auquel il a envie de jouer. Je pense que c’est l’une des clés : il veut réaliser le jeu de ses rêves. Comme personne d’autre ne le fait, il décide de s’y mettre lui-même. Je suis très reconnaissant à Eric Barone de m’avoir laissé raconter ça.
Si l’éditeur n’est pas forcément le méchant, on a en tout cas l’impression que le “gentil”, c’est le joueur, que ce soit par le soutien financier qu’il apporte aux développeurs avec Kickstarter ou par ses retours utiles après la sortie d’un jeu. Votre livre donne le sentiment que les game designers devraient écouter les joueurs.
Il y a un équilibre à trouver. Parfois vous devez écouter les joueurs et parfois, au contraire, ne pas les écouter parce qu’ils pourraient ne rien vouloir de nouveau. Je pense que le développement se passe mieux si des joueurs sont impliqués à un moment ou à un autre. Beaucoup de jeux ont rencontré le succès quand leurs développeurs se sont montrés ouverts et transparents, quand ils ont parlé aux joueurs de ce qu’ils envisageaient de faire et recueilli leurs avis. C’est presque toujours une bonne chose quand il y a ce genre de dynamique entre les gens qui jouent et ceux qui font les jeux. C’est unique au monde du jeu vidéo.
On peut être surpris de voir Uncharted 4 dans votre livre, mais lui aussi a failli mal tourner. Neil Druckmann et Bruce Straley, les auteurs de The Last of Us qui en ont repris les rennes en cours de production, n’était d’ailleurs pas ravis de le faire.
Et maintenant, Bruce a quitté le studio Naughty Dog. A l’époque, il louait un deuxième appartement près du bureau pour y arriver plus rapidement.
On touche là à un aspect qu’on retrouve étrangement aussi bien dans les grosses productions que chez les indépendants : le crunch. Pour finir un jeu, les développeurs se mettent à faire des journées folles, travaillant parfois plus de 80 heures par semaine.
Neil Druckmann dit que, “pour résoudre le problème du crunch, la meilleure solution serait de ne pas essayer d’avoir le prix du jeu de l’année”. L’idée est que si vous voulez faire un jeu exceptionnel, vous devez travailler des heures en plus – que vous devez lui dédier votre vie. Cela fait du mal à beaucoup de vies personnelles et de familles et de plus en plus de gens estiment qu’il ne devrait pas y avoir de crunch, qu’il n’y a aucune raison de fonctionner comme ça. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire et l’un des gros problèmes est que beaucoup de gens restent volontairement très tard au bureau pour ajouter un élément ou une fonction à un jeu.
Une autre impression que donne votre livre est qu’au cours du développement d’un jeu, couper des choses peut être une excellente idée.
Personnellement, je trouve que tous les jeux sont trop gros. Beaucoup seraient bien meilleurs si les développeurs en coupaient 30%. Mais les attentes des joueurs n’ont cessé d’augmenter. Vous entendez sans arrêt les gens dire qu’ils espèrent passer 60 heures sur tel ou tel jeu… Ils associent sa valeur au nombre d’heures qu’ils vont passer dessus, donc c’est un problème difficile à résoudre. Si ça ne dépendait que de moi, je ferais en sorte que tout le monde fasse des jeux nettement plus courts, mais ce n’est pas ce que souhaite le gamer moyen.
C’est même vrai d’un jeu comme Uncharted 4, dont on aurait facilement pu couper trois ou quatre heures.
Oh oui ! Persona 5, aussi, aurait pu être plus court de vingt heures.
Est-ce un aspect dont les développeurs parlent ? Ceux de The Witcher 3 disaient que leur jeu devait durer au moins 100 heures…
Comme ils l’avaient promis, ils se sont mis en tête qu’ils devaient absolument le faire, mais beaucoup de développeurs vous diront que le jeu aurait pu être nettement plus court et être bon quand même. Il faut dire aussi que, quand vous créez un jeu, il est difficile de savoir quelle sera sa durée une fois que tout sera en place. Par exemple, vous travaillez sur un niveau, mais sans savoir exactement comment se dérouleront les combats. Vous ne savez donc pas exactement combien de temps dure un jeu avant la toute fin et il est alors trop tard pour faire des changements majeurs. Ce n’est pas comme pour un film, où vous pouvez regarder le scénario et vous dire qu’il y a tant de mots et que ça correspond à peu près à telle durée. L’une des choses vraiment importantes, c’est de tester constamment votre jeu. Chaque fois que vous en avez une nouvelle version, vous installez des gens dans une pièce où il y a une rangée d’ordinateurs, un miroir sans tain et des caméras pour regarder les gens en train de jouer au jeu, c’est-à-dire pas seulement ce qu’ils font, mais aussi leurs visages, leurs réactions. Est-ce qu’ils ont l’air de s’ennuyer à tel endroit et de passer un bon moment à tel autre ? Naughty Dog est très bon pour ça.
C’est un point qui peut surprendre et mettre mal à l’aise si on voit le jeu vidéo comme un art. On imagine mal un écrivain ou un peintre faire “tester” son nouveau roman ou son tableau.
Contrairement à la littérature ou à la peinture, le jeu vidéo a besoin du joueur sans qui rien ne se passe à l’écran. Si vous posez un livre devant vous, il reste ce qu’il est, peu importe qui le regarde. Mais si vous lancez The Last of Us et que vous ne touchez pas à la manette, il ne va vous montrer qu’un seul écran sans mouvement. Je pense qu’il est impossible de voir le jeu vidéo comme un art sans regarder aussi le joueur et la manière dont il interagit avec lui. Parce qu’un jeu aura beau être la plus belle des œuvres, celle qui résonne le plus fort émotionnellement, si jamais le joueur n’arrive pas à se servir de la manette, il ne voudra rien dire pour personne.
Mais il doit aussi arriver, au cours des tests, que certains éléments auxquels les développeurs tiennent ne soient pas bien reçus par les joueurs.
Ça fait partie des choses qu’on m’a expliquées chez Naughty Dog. Si quelqu’un ne s’amuse pas à tel ou tel moment du jeu, ça peut aussi correspondre à ce qui est recherché parce que vous ne voulez pas que le joueur ressente la même chose du début à la fin. The Last of Us est l’un des meilleurs exemples de ça. Pendant une bonne partie du jeu, vous ne vous amusez pas, mais vous vivez une expérience émotionnelle forte. Quand vous faites du “playtesting” et que quelqu’un vous dit qu’il n’aime pas du tout un passage, cela peut aussi être une bonne chose. L’un des éléments importants, c’est de savoir ce que vous voulez voir chez le joueur. Ce n’est pas forcément qu’il s’amuse tout le temps.
Propos recueillis par Erwan Higuinen
Jason Schreier, Du sang, des larmes et des pixels, Mana Books, 380 pages, 2018.
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