On aurait pu se dire qu’en vidant les rues françaises de ses habitant·es, le confinement allait stopper le harcèlement dans l’espace public. Que nenni, comme en témoignent cinq femmes auprès des Inrocks.
Depuis le 16 mars, les Français·es sont confiné·es, de façon à lutter contre l’épidémie de Covid-19. Conséquence : les rues sont moins fréquentées que d’habitude. On aurait donc pu se dire que le harcèlement dans l’espace public allait cesser – pour rappel, selon une enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes publiée en novembre 2018, 86 % des Françaises ont déjà été, au cours de leur vie, « victimes d’au moins une forme d’atteinte ou de violence sexiste ou sexuelle dans la rue« , et 100 % ont déjà été harcelées dans les transports en commun. Ce n’est pas du tout le cas, comme le racontent cinq femmes aux Inrocks. Klaxons de conducteurs, regards insistants, remarques à caractère sexuel… rien n’a changé par rapport à la période précédant le confinement.
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Marie, 22 ans, Issy-les-Moulineaux : “Les mecs m’ont demandé si je pouvais les sucer”
2ème soir, même problème, ça recommence.
Si qqun en confinement n'utilise pas sa trottinette électrique, je suis très intéressée, mais vraiment https://t.co/XljwyrPVGE— Marie (@MarieJutteau) March 19, 2020
“Je suis infirmière, le confinement ne change pas grand-chose pour moi : je travaille de la même manière. On a des horaires décalés, soit on est du matin soit de l’après-midi – quand on est du matin, on commence à 6h45, et quand on est de l’après-midi, on finit vers 22 h. Quand le confinement a été déclaré, j’étais d’après-midi toute la semaine, donc les deux premiers jours, j’ai pris le métro comme d’habitude. C’est la ligne 12 jusqu’à Mairie d’Issy, ça ne craint pas trop normalement.
Le premier soir, en rentrant, j’étais seule. Il y avait très peu de monde, hormis quelques personnes sur les quais. Je suis montée dans une rame où il y avait déjà un monsieur, car je ne voulais pas rentrer seule dans une rame. Le monsieur avait l’air d’un père de famille avec une baguette et tout, donc je me suis dit, tranquille. Mais après, à un des arrêts, un monsieur qui est sorti d’une autre rame m’a vue par la fenêtre, et il a voulu rentrer dans la rame. Mais, je pense qu’en voyant l’autre homme, il n’a pas osé. Du coup, depuis le quai, il m’a fait tous les gestes habituels : mime de fellation, etc.
Le lendemain, une nouvelle fois vers 22 h, j’étais sur le quai et j’ai vu une fille qui montait toute seule dans la première rame, celle derrière le conducteur. Deux messieurs l’ont suivie et, je ne sais pas trop pourquoi, je me suis dit qu’elle n’allait pas être en sécurité. Donc je suis rentrée dans la même rame pour lui envoyer un message : tu n’es pas toute seule. Mais, en fait, elle est descendue un arrêt avant moi. De là, les mecs m’ont demandé si je pouvais les sucer, si je pouvais faire tout un tas de choses avec eux. Heureusement, ils ne sont pas arrêtés au même endroit que moi, ils sont sortis avant. Quand je suis sortie, comme j’avais eu super peur et que c’était le terminus, je suis allée voir le conducteur pour lui demander s’il n’était pas possible de faire quelque chose, car cela faisait deux soirs de suite qu’il y avait des problèmes. Il m’a dit qu’à cause du confinement, la RATP sécurité pouvait moins être sur les quais, et voilà.
Il faut savoir que quand je rentre chez moi, je passe devant un commissariat. J’en avais vraiment ras le bol, du coup j’ai sonné à l’interphone des lieux. Je n’ai pas demandé à porter plainte, je voulais juste les avertir en essayant de savoir comment régler ça et quoi faire. Et j’étais tellement fatiguée que je me suis mise à pleurer. Je me suis assise devant le bâtiment, et ils ne m’ont pas ouvert, ils m’ont dit par l’interphone qu’ils ne pouvaient rien faire. Et après, je suis rentrée chez moi. Bon, c’était assez prévisible : on sait toutes que cela se passe souvent comme ça au commissariat pour ce genre d’affaires, je pense qu’il y a des femmes pour qui ça s’est bien passé, mais ça n’est pas la majorité.
J’ai également remonté cette histoire à ma cadre à l’hôpital, car on est que des filles dans l’équipe, et on se fait toutes emmerder. On a demandé si c’était possible d’avoir des taxis ou autre, et certains services en bénéficient, mais pas nous, on ne sait pas trop pourquoi.
Il y aurait plein de choses à mettre en place pour lutter contre ça : cela concerne aussi bien les témoins, les victimes que les harceleurs. Je n’ai, entre guillemets, été harcelée que par du vocabulaire, et ça n’est pas allé plus loin, mais j’étais énervée contre les personnes du commissariat. Il faudrait une meilleure formation. C’est un peu difficile, on voit bien que dans la réalité, les harceleurs ne sont pas condamnés. Et nous, en tant que victimes, il faudrait plus d’aides pour porter plainte, etc. Là, je trouve ça pas mal, on voit un peu plus le 3919 [le numéro d’écoute national destiné aux femmes victimes de violences, ndlr] dans les transports, je ne l’ai jamais testé donc je ne sais pas s’il fonctionne, mais peut être que ça serait bien qu’il soit plus relayé, à la radio, à la télé – plutôt que toutes les pubs inutiles habituelles.
Après, j’ai raconté tout cela sur Twitter. Cela a été un peu relayé, et il y a une dame des Hautes-Pyrénées qui m’a contactée pour que son fils, qui habite à Paris, me prête sa trottinette électrique. Je suis allée la chercher à Voltaire, il me l’a donnée, et je l’ai depuis le début du confinement. Idem, sa copine m’a prêté son casque. Je vais donc leur rendre leurs affaires à la fin du confinement. Bref, des gens trop, trop sympas, mais c’est dingue d’en arriver là.”
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Lucile, 29 ans, Paris : “J’étais atterrée de me dire que le harcèlement de rue continue, même dans ces circonstances-là”
“Je suis allée courir une seule fois, durant la première semaine du confinement – après, j’ai arrêté, car je me suis dit qu’on était bien trop à courir ! Je suis descendue de Ménilmontant, à Paris, pour aller vers le canal de l’Ourcq, de façon à prendre un peu l’air. Et, une fois dans le quartier, je me suis fait emmerder par deux gars en mode ‘ouais, vous êtes trop belle‘, ‘magnifique, mademoiselle‘… Donc je suis en legging, en t-shirt, j’ai chaud, je sue, je suis toute rouge mais je suis très désirable quoi… Bref, j’ai passé mon chemin mais après coup je me suis dit que j’aurais dû, en signe de défense et de mépris, leur tousser dessus (rires).
Je n’ai pas eu peur dans le sens où il faisait jour et, mine de rien, ce n’était que la première semaine du confinement, donc les rues étaient relativement vides, mais il y avait tout de même quelques âmes par-ci par-là. Mais bref, c’est comme s’ils avaient l’impression qu’ils allaient me choper en disant ça, comme si ça allait fonctionner – je ne comprends toujours pas l’objectif de tels comportements. Sur le moment, je me rappelle m’être dit : ‘Non mais franchement, dans ce contexte-là, vous n’avez que ça à faire ?’ J’étais atterrée de me dire que le harcèlement de rue continue, même dans ces circonstances-là.”
Deborah, 26 ans, Paris : “Un mec m’a sifflée en me voyant faire le ménage à ma fenêtre”
“C’était ce week-end, il faisait beau, il y avait beaucoup de monde dans la rue. Je faisais du ménage dans ma chambre, je nettoyais les vitres. Chez moi, il y a une petite avancée, une sorte de petit balcon et comme je suis au premier étage les passants dans la rue me voient globalement très bien. J’ai remarqué que deux, trois mecs ne faisaient que me fixer depuis l’arrêt de bus depuis un bon quart d’heure, ce qui n’était pas très agréable. C’était donc assez difficile de continuer à faire mon ménage.
Et ensuite, j’ai eu deux-trois hommes qui m’ont fait des réflexions – elles restaient plutôt sobres, mais cela reste toujours désagréable quand tu es chez toi et que tu fais ton ménage. D’abord, il y a eu un homme qui devait avoir cinquante ans qui m’a appelée en disant ‘hé mademoiselle, attention faut pas tomber hein !’, en me regardant, tout en faisant des froncements de sourcils, bref, très sympa. Après, son bus est arrivé, et il est parti.
Un peu après, un autre, qui devait avoir la vingtaine-trentaine, m’a sifflée en me voyant faire le ménage – bref, les trucs habituels, cela n’a pas changé, confinement ou pas. En fait, c’était vraiment bizarre, car j’étais chez moi : on t’emmerde, même chez toi, soit un lieu où tu es censée, à la base, être tranquille et en sécurité. Certes mon appartement est assez bas sur la rue, je peux voir les gens et ils peuvent me voir, mais de manière générale les gens s’arrêtaient et regardaient. Donc non seulement le confinement ne stoppe pas les comportements de harcèlement dans la rue, mais, en plus de ça, cela t’arrive même dans ton propre appartement…”
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Camille*, 29 ans, Paris : “J’ai ressenti des émotions contradictoires : envie de rentrer le plus vite possible, pitié par rapport à des hommes qui n’ont peut-être pas de logement”
“Cela s’est passé avant-hier, cela faisait une semaine que je n’étais pas sortie. Je suis allée faire mes courses dans un petit supermarché en face de mon immeuble, dans le XVIIIe arrondissement – j’ai juste la rue à traverser, puis quelques mètres à parcourir. J’avais mis ma jupe longue préférée, à fleurs. Deux hommes étaient assis à côté de l’entrée du supermarché. Ils m’ont lancé : ‘Vous êtes ravissante mademoiselle, vraiment ravissante.’ Je me suis dépêchée de rentrer dans le magasin. En sortant, ils m’ont redit : ‘Vous êtes très belle, je vous aime’, et d’autres choses que je n’ai pas compris. Je me suis dépêchée de rentrer chez moi. J’étais dépitée, car j’ai ressenti des émotions contradictoires : envie de rentrer le plus vite possible, envie de prendre un peu le soleil (il n’y en a pas chez moi), pitié par rapport à des hommes qui peut-être n’ont pas de logement, colère contre le harcèlement de rue, mais aussi de la résignation et de la pitié encore, qui ont pris le pas sur ma colère.”
Lucie, 22 ans, Toulouse : “Ils ont klaxonné à mon passage”
(Dessin d’Oria, inspiré par le témoignage de son amie Lucie)
“C’était vendredi, à midi. Je faisais ma sortie de la semaine, pour aller faire des courses. J’ai environ dix minutes de trajet pour y aller, et comme il faisait super beau, je me suis dit que ça allait être un bon moment. Mais c’est tellement banal de se prendre des remarques dans la rue que, même avant de descendre, je me suis dit : ‘J’espère que ça ne va pas arriver, car c’est une belle journée.’ Cela n’a pas manqué : au bout de même pas vingt mètres, j’ai croisé une voiture qui allait à contresens. Il y avait trois gars à l’intérieur, ils ont klaxonné à mon passage, tout en baissant la fenêtre. L’un d’eux a passé sa tête à l’extérieur du véhicule et m’a dit quelque chose, avec un air vicieux. Je n’ai pas vraiment entendu ce qu’il disait, mais voilà : je suis tranquille, dans ma bulle, et il vient me faire une réflexion.
J’ai une amie qui m’a dit qu’à chaque fois qu’elle et sa colloc’ sortaient dans la rue, on leur faisait également des remarques, ou bien que des hommes klaxonnaient dans leur voiture à leur passage. Cela m’énerve car cela arrive tout le temps, et ensuite, je ne suis plus dans une bonne optique. Ca met de mauvaise humeur : ce n’est pas quelqu’un qui vient par exemple vous demander l’heure, c’est quelqu’un qui vient vous rappeler que, à ses yeux, vous n’êtes qu’un bout de viande.”
* Le prénom a été modifié à la demande de notre interlocutrice
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