[Leïla Slimani, rédactrice en chef] “Vous êtes-vous déjà senti·e étranger·ère ?” Leïla Slimani souhaitait poser cette question à des écrivains et des artistes. Isabelle Adjani lui répond.
“Etrange étrangère, étrange étrangeté.
Etrangère ? Celle qui n’est pas d’ici, celle qui vient d’ailleurs, celle qui n’est pas à sa place, celle qui inquiète, celle qui fait peur… celle qui est étrange ?
C’est toujours une histoire de dehors et de dedans, c’est à la fois très intime et très distant, ça vient de l’intérieur et de l’extérieur en même temps.
Ça peut commencer très tôt, quand petite on se sent étrangère à sa famille parce qu’on ne se reconnaît pas dans ses propres parents et qu’on ne se projette pas du tout dans l’avenir prêt à l’emploi qu’ils ont pour nous. Ça commence très tôt, la confusion entre étrange et étranger. Vous devenez étrange aux yeux de vos parents qui vous sont de plus en plus étrangers…
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Ça c’est à la maison, mais à l’école, c’est une autre histoire qui vous rattrape. J’ai de la chance, je m’appelle Isabelle, ma peau est blanche, mes yeux sont bleus, ce qui permet à mon nom de ne pas dire vraiment d’où je viens, qui je suis, Adjani, ça ne sonne pas vraiment français mais ça pourrait être italien, non ?…
Isabelle Adjani, fille d’un Algérien et d’une Allemande, les deux derniers grands ennemis de la France. J’ai eu de la chance, j’étais une étrangère anonyme, presque apatride, ce qui m’a permis d’éviter à l’époque de me faire traiter de sale boche… sale bounioule… j’ai probablement entendu ça à Gennevilliers, à Courbevoie… mais ça passait juste à côté de moi, ça me frôlait sans me toucher… je faisais tellement… française…
La question des origines reste toujours en suspens, au-dessus de la tête, comme une épée de Damoclès
J’aurais pu continuer à grandir là, dans les Hauts-de-Seine, à la frontière de Paris, j’aurais sans doute fini par entendre et comprendre que je n’étais pas d’ici… mais en étant adoptée par la famille étrange des saltimbanques, j’allais devenir plus française que française, plus française que les Français : j’allais devenir, de la Comédie-Française au cinéma, un nom en France… française pour l’éternité… fille de Victor Hugo, sœur de Paul Claudel, épouse d’Henri IV, actrice incarnant l’histoire de France… aux racines tues… effacées.
Mais la question des origines reste toujours en suspens, au-dessus de la tête, comme une épée de Damoclès, celle des origines sociales étant aussi tranchante que celles des origines géographiques et culturelles. On vous a donné le code d’entrée, mais un seul faux pas peut vous ramener à la case départ…
Etrange étrangeté, tautologie pour signifier ce qui, dans notre être profond, nous éloigne des autres et de nous-mêmes
Dans La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld, Sonia Bergerac, professeur de français, pète les plombs face à la violence d’élèves que l’exclusion et les discriminations ont transformés en sauvages prétextant d’une foi qu’ils ne connaissent pas vraiment pour imposer leur loi aux filles. Sonia Bergerac, qui porte le patronyme d’un des personnages les plus connus de la littérature française, Sonia Bergerac, qui fait étudier Molière, Sonia Bergerac, qui, avant de basculer définitivement, parlera à son père qui lui répondra… en arabe. Etrange et tragique parcours d’une Française issue de l’immigration et qui avait voulu oublier d’où elle venait pour finir désintégrée.
En tournant ce film, j’ai pas mal pensé à mon père, aux incompréhensions qui nous ont parfois éloignés, même si je me souviens et sais très bien d’où je viens… mais c’est à travers la langue maternelle de ma mère que s’est traduit un sentiment d’être étrangère… Das Unheimliche – titre d’un ouvrage de Freud, si complexe à traduire en français : qui veut dire inquiétante étrangeté, étrange étrangeté, tautologie pour signifier ce qui, dans notre être profond, nous éloigne des autres et de nous-mêmes, du dehors et du dedans…
Une étrange étrangère qui est de partout et de nulle part, comme une actrice qui est tous ses personnages et personne à la fois
Ce Unheimliche, je l’ai souvent ressenti et je le ressens encore non pas comme une Ausländerin, l’étrangère venue d’un autre pays ni comme une fremde Leute, l’étrangère qui n’est pas d’ici, mais comme une étrange étrangère qui est de partout et de nulle part, comme une actrice qui est tous ses personnages et personne à la fois.
Aujourd’hui, quand je vois, sans vouloir y croire, qu’un nom à consonance maghrébine exclut encore des milliers de candidats au monde du travail, surtout des jeunes qui sont français comme moi, comme vous, alors je me dis qu’en France on ne naît pas étranger, on le devient…”
Dernier film en salle : Sœurs de Yamina Benguigui
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