Un documentaire jalonné d’illustres contributions nous rappelle combien les idées du penseur socialiste ont inspiré les politiques jusqu’à nos jours. Jaurès, cent ans après son assassinat, est toujours présent.
Cent ans après l’assassinat de Jean Jaurès par Raoul Villain, le 31 juillet 1914, son souvenir, malgré tous les hommages rendus, les statues édifiées, sa panthéonisation et les travaux scientifiques, demeure assez flou. L’unanimisme transpartisan dont il fait l’objet n’y est sans doute pas pour rien. Comment expliquer que ce personnage central du roman de la gauche se retrouve cité trente-deux fois dans un discours de Nicolas Sarkozy le 12 avril 2007, et propulsé sur une affiche du Front national lors des élections européennes de 2009 ?
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Cet étrange consensus et ces sollicitations insolites, pour un homme de conviction comme Jaurès, sont source de confusion. Le documentaire de Jean-Noël Jeanneney et Bernard George, Jaurès est vivant !, est de ce fait d’autant plus bienvenu. Le titre ne surprendra personne tant la postérité de la pensée de Jaurès est grande. Les images d’archives, les reconstitutions et les évocations actuelles s’y enchaînent pour restituer le parcours de l’inventeur du socialisme français moderne, avec une question en guise de fil conducteur : que peut-il avoir encore à nous dire ?
Pour chaque combat social et politique que Jaurès a mené, Bernard George a invité une personnalité contemporaine concernée à réagir. Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, commente les plaidoyers de Jaurès pour l’abolition de la peine de mort. Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées, discute les thèses qu’il a développées dans L’Armée nouvelle. L’historien Michel Winock analyse son Histoire socialiste de la Révolution française. Vincent Peillon, ancien ministre de l’Education nationale, épilogue sur son combat pour la laïcité. L’actualité des idées du tribun socialiste est à chaque fois mise en évidence. « Le sens de ce qu’a pensé Jaurès, de ce qu’il a interrogé est encore devant nous et les effets de cette redécouverte vont beaucoup compter pour les décennies qui viennent », affirme Vincent Peillon.
Le cheminement d’une pensée singulière
Le documentaire revient non seulement aux textes – articles, discours, livres – mais aussi au contexte de Jaurès, et met ainsi en lumière le cheminement d’une pensée singulière. Jaurès n’est pas né socialiste. Lorsqu’il est élu député pour la première fois, en 1885 (il est alors, à 26 ans, le plus jeune député de France), il siège au centre-gauche. Ce n’est que lorsqu’une grève de mineurs éclate à Carmaux, en 1892, que le jeune professeur de philosophie prend conscience de l’antagonisme qui oppose le prolétariat au patronat. Il troque alors son réformisme républicain contre la lutte des classes, sans abandonner son attachement à la méthode gradualiste pour remplacer le capitalisme. Son soutien aux mineurs lui vaudra sa réélection au Palais-Bourbon en 1893, cette fois-ci définitivement sous l’étiquette socialiste.
En combinant action sociale et action parlementaire, il fait office de précurseur, comme le relate Edmond Maire, ancien secrétaire général de la CFDT, pour qui Jaurès est « un repère dans les conflits présents ». Pragmatique, et persuadé que l’abolition de l’iniquité capitaliste passera nécessairement par de petites avancées accumulées, Jaurès soutient en 1896 la création d’une verrerie ouvrière à Albi ; il salue en elle l’autogestion et la vertu de la libre-discipline. Les ouvriers de l’usine de thés et de tisanes Fralib, récemment constituée en Scop (société coopérative de production), à Gémenos, dans les Bouchesdu-Rhône, n’auraient pas dit mieux.
Des prises de position courageuses
Dans tous les débats de son temps, Jaurès s’illustre par ses prises de position singulières et courageuses, parfois à contre-courant du mouvement socialiste. Cela fut le cas lors de l’affaire Dreyfus. Il justifie alors son combat pour la réhabilitation du capitaine accusé de trahison, contre Jules Guesde, son opposant au sein du mouvement socialiste, car pour lui « c’était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d’aller du côté où la vérité souffrait, où l’humanité criait », comme il l’écrit dans son Discours des deux méthodes en 1900. « Il ne supporte pas l’injustice », affirme Robert Badinter. Cette querelle n’empêchera pas Jules Guesde de déclarer : « Jaurès, je vous aime, parce que, chez vous, l’acte suit toujours la pensée. » L’intellectuel socialiste a aussi polémiqué avec Clemenceau, en s’opposant notamment à la répression violente des grèves insurrectionnelles. Clemenceau aurait alors déclaré à propos des discours de Jaurès qu’on les reconnaissait parce que tous les verbes y étaient conjugués au futur.
Que reste-t-il de Jaurès, alors ? Qu’ont à nous dire cette barbe hirsute, jadis l’attribut des républicains, ce chapeau melon enfoncé jusqu’à ses épais sourcils, cette fleur d’églantine rivée à la boutonnière, cette silhouette trapue haranguant la foule au Pré-Saint-Gervais, arrimée à un drapeau rouge, cette veste tachée de sang – celle qu’il portait au Café du Croissant où il fut assassiné le 31 juillet 1914 ? Le plus émouvant des témoignages vient d’une vieille dame, contemporaine de Jean Jaurès et qui l’a connu, interrogée dans un film d’archives : « C’était pas un homme comme tout le monde, c’était une science, comme on n’en voit pas beaucoup. »
Un anticipateur de l’avenir, en somme, non pas un modèle – il l’aurait réfuté – mais un éclaireur. Son biographe, Vincent Duclert, écrit dans Jaurès, 1859-1914 – La politique et la légende (éd. Autrement) : « Jaurès a représenté une pratique de la politique qui, par sa critique des pouvoirs, son exigence de la raison, sa conscience de l’injustice et son souci de la pédagogie, a développé d’indéniables vertus morales. » C’est sans doute pourquoi il nous est si cher, encore aujourd’hui.
Mathieu Dejean
Jaurès est vivant ! documentaire de Jean-Noël Jeanneney et Bernard George, disponible en VOD et DVD
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