[#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !] Marine a 27 ans et vit en Italie depuis trois ans. Elle nous a transmis ce texte dans lequel elle raconte son quotidien dans un pays en confinement depuis plusieurs jours. Entre résilience et incertitudes.
“Je vis depuis trois ans en Italie. Après six mois à Florence, et un bref retour en France, je me suis installée à Turin, pendant plus de deux ans. Cela faisait quelques mois que je cherchais un nouveau travail. Je rêvais de changer, d’évoluer, de prendre un nouvel élan. De rentrer peut être dans mon pays natal, où je voyais plus de perspectives d’avenir. Quitter l’Italie était une décision difficile, qui voulait dire quitter un confort de vie, une douceur de vivre et un environnement exceptionnel, celui des montagnes autour de Turin qui continuent de m’émerveiller. Quitter l’Italie, c’était également dire au revoir pour quelques temps à mon copain, Français lui aussi mais bien installé ici, qui commencerait à chercher lui aussi un travail là où je trouverai.
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Le 12 février, je reçois un appel pour m’informer que je suis prise à Lille, pour un poste qui démarre le 1er avril. Une confirmation arrivée par mail le 19 février, et, dans la foulée, je pose ma démission, avec un préavis d’un mois, je commence à réfléchir à la manière dont je devrais quitter ce pays qui m’a accueilli les bras grands ouverts, m’a nourri, m’a émerveillé, m’a ému.
Je commence donc les prévisions : le déménagement, que je voyais comme un grand fourgon rempli de paquets de pâtes, de café, de polenta, d’amour et de souvenirs. La fête, celle de mon départ, celle également de mon anniversaire, le 18 mars. Inviter tous les amis à prendre des derniers verres, à revoir les musées, les endroits à visiter, les belles montagnes du Piémont et ses activités d’hiver. Passer du temps avec mon copain, faire des week-ends en amoureux dans des endroits que je n’ai encore jamais vu : le Lac de Côme, Bergame, les Dolomites… (en Italie du Nord évidemment).
Puis, une semaine après, le 22 février, arrivent les annonces des premiers contaminés du Coronavirus, dans des petits villages du Nord de l’Italie.
Et le chaos commence…
Évidemment, nous n’avons pas perçu le risque et le danger tout de suite. Nous avons fait comme tout le monde, comme des être humains qui ne veulent pas réaliser que la crise est là, avant d’être au pied du mur.
Mais une petite voix inquiète, qui ressemble à celle de ma mère, commence à faire son chemin dans nos cerveaux. La première décision de prudence est celle de changer nos plans du 1er week-end : au lieu d’aller au carnaval historique d’Ivrea, connu surtout pour sa bataille d’orange et la foule qui y participe chaque année, nous lui préférons la ballade en montagne. Nous avons bien fait : quelques heures après le début des festivités, le carnaval est annulé.
Et le chaos commence : d’abord, l’école est fermée jusqu’à au moins mercredi. Au travail, pas de mesures particulières, étant une administration française décentralisée en Italie. Nous arrivons à obtenir le télétravail à partir de mercredi.
Les mesures prises n’ont au départ pas assez de portée temporelle. Les décrets ne sont appliqués que pour la semaine en cours. Chaque dimanche, on attend désormais la nouvelle mesure : sera-t-elle plus restrictive, ou pourrons nous revenir à nos vies normales ? Nous restons prudents, continuons les balades en montagnes et évitons les endroits affolés. De toute façon, les musées et les cinémas sont déjà fermés.
Samedi 7 mars. L’escalade. J’apprends, par l’amie de ma colocataire qui vient de Milan, que la Lombardie entière va être mise en zone rouge, ce n’est qu’une question d’heure. Cette annonce a fuité, et les trains se remplissent pour le sud de l’Italie. Le mot « zone rouge » fait peur.
De mon côté, je commence à voir la vague arriver. Je sais que je devrais fuir, laisser mes affaires derrière moi, pour rejoindre la France. Je dois néanmoins continuer de travailler. Je n’ai pas encore fait mes valises, je n’ai pas eu le temps de dire au revoir, je n’ai pas réalisé que cela pouvait être pour très bientôt.
Mes plans de dernières fêtes, mes plans de déménagement (en voiture ? En fourgon de location ?) se font et se défont, chaque nouveau décret m’empêche chaque jour un peu plus de m’en aller dans des conditions sereines. Chaque jour apporte son lot de nouvelles, de mesures de plus en plus restrictives.
Lundi 9 mars. Et voilà, non seulement le Piémont, mais également toute l’Italie est confinée. Plus de déplacements autres que les courses ou le travail ne sont autorisés. Les ballades sont tolérées en l’absence d’une interdiction explicite. Nous devons toujours avoir sur soi un papier justifiant notre déplacement : « Je me rends au travail » (lorsque, comme c’est le cas de mon copain, le travail est une entreprise qui produit, une usine) ou « je vais faire les courses » ou « je promène mon chien ». Les chiens vont faire leurs besoins 3 fois par jour, les gens ont tous découvert une passion pour le jogging… Plus le droit de sortir pour voir des amis ou des proches.
Je continue de faire une exception, pour voir mon copain à qui je dois dire au revoir, désormais pour un temps incertain. Il veut m’accompagner en voiture jusqu’à Lyon, où j’emmènerai le maximum d’affaires et ferai ma quarantaine, au chaud chez mon frère. Il n’en sera pas ainsi. Tous deux résidents français, le passage de frontière ne serait pas un problème. Mais le retour pour mon copain serait en revanche difficile : non je n’ai pas la résidence en Italie, mais mon domicile oui… Oui je travaille, mais oui en théorie je peux faire du télétravail : pas de retour possible pour lui.
Ma décision évolue donc, une enième fois, refaire les cartons, les valises, réduire encore ce que l’on va emmener, pour un voyage sans retour, ou en tout cas pas pour tout de suite… Je décide de prendre le train, réservé pour le lundi 16 mars, un train par jour qui continue de circuler de Milan à Paris, passant par Turin et par Lyon, service minimum. Je m’accorde un week-end de confinement en amoureux, faute de week-end de rêve au bord du Lac de Côme.
Qu’est-ce qu’une frontière ?
Et aujourd’hui, Lundi 16 mars, comme j’avais pu le voir arriver, les rumeurs vont bon train sur les mesures de confinement. Certains parlent de trois semaines, d’autres de 45 jours, certains parlent d’armée, d’autres de confinement limité à Paris. Mais tout semble indiquer que la France suit le chemin de l’Italie, déjà emprunté par l’Espagne.
J’ai pris la décision (beaucoup de décisions qui ne sont jamais certaines dans ce récit) de demander un report de ma date de recrutement au 1er mai. En attendant, je repousse mon train, avant de l’annuler probablement.
Une telle expérience m’apprend la valeur de la frontière, de celle qui est invisible lorsque la liberté de circulation semble assurée dans l’Union Européenne, mais réapparaît dès lors qu’une crise survient et que nous restons des étrangers sans « résidence » dans le pays d’accueil. Nous serons toujours les impensés. Ceux qui se retrouvent à l’étranger pour le travail ou les études, dans une Europe qui semble le permettre. Et lorsque la crise vient, le premier réflexe est de penser « national ». Les mesures sont prises de manière uniformes du Nord au Sud de l’Italie, lorsque les Régions françaises voisines de l’Italie sont bien plus concernées que la Sicile par la crise qui s’annonce. Les Alpes redeviennent infranchissables, comme le nuage de Tchernobyl s’était arrêté à la frontière.
Et le pire dans tout ça, c’est d’avoir l’impression de vivre dans l’avenir de mes amis français, avec qui j’échange tous les jours sans relâche, soit pour les rassurer sur ma santé, soit pour les mettre au courant des mesures de confinements dont ils ne semblent pas réaliser la teneur et l’ampleur. (« Mais tu as quand même le droit d’aller voir tes amis ? » « Mais du coup les cinémas sont ouverts quand même ? ») ou bien les inquiéter et les prévenir. Oui, cela est grave, non ce n’est pas pour ma santé que je crains, mais pour le système de santé et les petits vieux. Oui la situation est catastrophique dans les hôpitaux de Lombardie, région la plus riche d’Italie. Non, le virus ne se transmets pas que si tu as des symptômes, bien au contraire.
Depuis trois semaines, je lis l’avenir à mes proches français, je suis oiseau de malheur, j’annonce les mauvaises nouvelles. Je leur dis aussi que ça va aller, que l’on survit à une quarantaine. En revanche, nos petits grands-parents ne survivrait pas à ce mal invisible. Je leur rappelle aussi tous les jours de ne pas aller voir ses aïeux ou ses proches fragiles.
La réaction humaine, première, est de ne pas prendre la mesure du poids de ces mots, qui arrivent de loin. Tant que cela n’est pas « à notre porte » comme disait mon frère, on ne se rend pas compte du désastre à venir, on ne le voit que chez les autres, comme lorsque le virus était à Wuhan et bien loin de nos préoccupations quotidiennes.”
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