Le 10 décembre dernier, le Parlement se prononçait contre un texte visant à faire de l’avortement « un droit européen ». Il s’avère que des contre-sens prononcés par les interprètes français et allemands ont induit en erreur certains députés, créant la confusion, et faisant pencher la balance du côté des conservateurs. Enquête.
Il est bientôt 13h, mardi 10 décembre, dans l’hémicycle du Parlement européen à Strasbourg. Dans une dizaine de minutes, le rapport de la députée socialiste portugaise Édite Estrela sera soumis au vote. Il ne s’agit pas d’une loi, mais d’un texte sans véritable portée législative. Pourtant le symbole est immense. Le projet vise à faire de l’avortement « un droit européen ». Autrement dit, sanctuariser les libertés de la femme à l’échelle de l’Union et affirmer la liberté de choix quant au fait d’avoir ou non des enfants, et à quel moment. Cheveux grisonnants, lunettes sur le nez, Édite Estrela semble soucieuse. Elle se lève et s’approche du micro pour une dernière mise en garde: la député s’apprête à demander un vote contre son propre texte !
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Car cette question provoque des étranglements du côté des conservateurs. En octobre déjà, lors d’une première tentative de vote du texte en séance publique, Madame Estrela avait été huée et son projet reporté. Cette fois, une coalition de droite, réunissant le Parti Populaire Européen et certains députés « non-inscrits », (comprendre pour la France: un mélange d’UMP et de Front National) s’est organisée. Une « motion alternative » est déposée. Cette dernière clame que l’Europe n’a pas à s’occuper de ces questions, que les États sont souverains en la matière et propose de balayer sans condition le texte original.
Voilà pourquoi Édite Estrela demande à prendre la parole quelques minutes avant le vote. Elle souhaite que tout soit bien clair dans l’esprit des députés: pour faire passer son texte, il faut voter contre la motion alternative. Le genre de petite difficulté technique dont le règlement interne du Parlement fourmille et qui complique parfois la tâche des représentants européens.
Contre-sens
La députée prend la parole dans sa langue natale, le portugais. Dans les cabines vitrées qui entourent l’hémicycle, les interprètes s’affairent pour traduire son discours dans les vingt-quatre langues représentées au Parlement. Après une courte introduction, elle expose sa consigne de vote: le rejet de la motion alternative. Mais dans les casques qui relayent les voix des interprètes Français et Allemand, sa phrase est devenue: « Je vous demande, chers collègues, d’appuyer la résolution alternative pour permettre à mon rapport d’être voté« .
Un contre-sens manifeste qui n’a pas échappé à l’ouïe fine de la réalisatrice Myriam Tonelotto, spécialiste de la politique européenne et auteure du documentaire « Lobbying, au delà de l’enveloppe« . Dans une vidéo postée sur Youtube, elle utilise les images officielles (et publiques) de la séance pour mettre en lumière l’erreur des interprètes et appeler à l’organisation d’un nouveau vote sur la question.
Quelques minutes après la déclaration d’Édite Estrela, le vote a lieu. Les députés ont alors douze secondes très exactement pour prendre leur décision et appuyer sur l’un des trois boutons qui composent leur boitier « Pour », « Contre » ou Abstention ». Douze secondes cruciales qui scellent des mois de débat sur les droits et libertés des femmes en Europe. Résultat, la motion alternative est adoptée à 334 voix pour, et 327 contre. À 7 voix près, le rapport Estrela est enterré. Des cris de joie se font entendre, la députée Vert Sandrine Bélier déplore:
« la droite hurlait comme pour une grande victoire de mandature. J’en avais des frissons d’horreur dans le dos ».
Difficiles à évaluer précisément, les conséquences de cette double erreur (en français et allemand) sont nettement amplifiées par le système de l’interprétation « en relai ». Traduire vingt-quatre langues entre elles cela offre 552 sens de traduction possible. Un casse-tête. Pour des raisons pratiques, l’Union Européenne a décidé de désigner cinq interprètes principaux : l’anglais, le français, l’espagnol, l’allemand et l’italien. Ils servent de référents aux autres, qui traduisent en différé. De ce fait, tous les interprètes branchés sur les canaux Français et Allemands ont été induits en erreur, répétant le contre-sens à leur tour. Les députés Roumains et Bulgares font par exemple partie de ces victimes par ricochet.
« Rejeitar », « Reject », « Appuyer »
Si Olga Cosmidou, Directeur Général à la Direction Interprétation et Conférences du Parlement, n’a pas souhaité commenter le cas particulier de ce vote, elle estime que « l’alibi de la mauvaise interprétation est souvent utilisé pour cacher des problèmes politiques« . A la décharge des interprètes, Édite Estrela, connue pour être amatrice de la belle langue, a utilisé le terme portugais « rejeitar » sous une forme complexe. Il deviendra « reject » en anglais, et « appuyer » en français.
Alors comment savoir si le discours mal traduit d’Édite Estrela a influencé ou non le vote des députés? Sur le procès verbal de la session , il apparaît un nombre anormalement élevé de « corrections de vote ». Car le Parlement permet à ses députés de modifier leur vote initial dans la journée. Une disposition de pure forme. Le règlement est clair : toute demande de correction exprimée a posteriori est consignée, mais ne change pas le résultat du vote. Sur les 39 votes de la session parlementaire de décembre, il est rare de voir plus d’une ou deux corrections. Mais pour le vote du rapport Estrela, 11 députés ont apporté des corrections, dont 8 ont finalement voté contre la motion alternative de la droite.
PV de la session de décembre 2013
Devant l’incohérence de la situation, Jean-Luc Bennahmias, membre des Démocrates Libéraux Européens (ALDE), a préféré s’abstenir lors du vote. « On ne comprenait pas grand chose, la tension était très forte depuis des semaines à cause de l’extrême droite, je me suis planté en votant l’abstention » admet-il volontiers. L’élu du Sud-Ouest a finalement changé son vote à la fin de la session et regrette de ne pas être pris en compte « pour la valeur symbolique de ce texte« . La députée du même parti, Nathalie Griesbeck préfère évoquer « une erreur de manipulation« , précisant que celle-ci a été « immédiatement corrigée après le vote« .
On peut supposer que tous les députés n’ont pas pris la peine de se déplacer pour déclarer publiquement avoir appuyé sur le mauvais bouton. Mais au minimum, si les corrections déclarées avaient été incluses, le parlement se serait retrouvé dans l’impasse, avec 334 voix pour, 334 voix contre.
« Une situation exceptionnelle »
Le message qu’entendait envoyer le rapport Estrela aux gouvernements européens comprenait notamment une position commune et claire sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), qui souffre aujourd’hui d’une grande inégalité au sein de l’Union Européenne. Car si la France a réglé la question depuis 1975, l’avortement est encore en débat dans de nombreuses nations d’Europe. Criminalisé en Irlande et en Pologne, il est remis en question en Espagne et en Lituanie. En Italie il s’avère difficile à appliquer (85% des médecins y opposent la clause de conscience) et impossible de fait en Hongrie, depuis la disparition de la dernière clinique à le pratiquer en janvier 2013.
La question est maintenant de savoir si les députés doivent ou non revoter sur le rapport Estrela comme le préconise Myriam Tonelotto. L’article 171 du règlement intérieur du Parlement laisse peu de place à ce cas de figure. Il précise: « le Président décide de la validité du résultat proclamé. Sa décision est sans appel. » Pourtant Sandrine Bélier ne compte pas en rester là: « La situation est exceptionnelle. La conférence des Présidents doit être saisie et les écologistes porteront cette demande » affirme-t-elle. Mais puisque que rien n’est jamais simple lorsqu’il s’agit des institutions européennes, la députée estime qu’il y faudra certainement faire voter au Parlement le fait de revoter le texte d’Édite Estrela.
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