Prix Médicis pour Laëtitia ou la Fin des hommes, Ivan Jablonka revient sur l’année politique des deux côtés de l’Atlantique et s’interroge sur l’avenir de la gauche européenne.
Time vient de consacrer Trump comme personnalité de l’année 2016. Auriez-vous fait le même choix ?
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Ivan Jablonka – On ne peut être que soucieux de l’élection de Donald Trump. C’est un homme politique qui s’est signalé par des déclarations machistes et xénophobes, hostiles aux musulmans, isolationnistes. J’ai été surpris par sa victoire, je pensais que Clinton allait gagner. Comme des millions de personnes dans le monde, j’ai probablement été induit en erreur par des médias qui pratiquaient le wishful thinking.
Sa prise de pouvoir vous inquiète ?
Heureusement, il y a énormément de contre-pouvoirs aux Etats-Unis. C’est un système beaucoup plus encadré que la Ve République française. On jugera Trump à ses actes. Ce qui m’intéresse, c’est cette Amérique silencieuse qui s’est exprimée. Dans mon propre livre, Laëtitia, je fais le portrait d’une France silencieuse, périurbaine, dont on parle très peu dans la littérature, les sciences humaines et le monde politique, si ce n’est à l’occasion de faits divers ou d’élections au cours desquelles on a peur qu’elle vote “mal”.
Analysez-vous comme un fait nouveau la campagne de Bernie Sanders qui se revendiquait du “socialisme” ?
C’est un candidat qui a essayé de mettre en relief les inquiétudes de ma génération et, sans doute, de mon milieu social. Il a un peu grippé la mécanique bi-partisane. Mais ce n’est pas si neuf que cela. Les courants socialistes et anarchistes étaient quand même assez vivaces aux Etats-Unis au tournant du XXe siècle. A la fin du XIXe siècle, on fêtait le 1er Mai dans les grandes villes américaines. Quelqu’un comme Jack London est emblématique de ce socialisme, et je me reconnais en lui du point de vue littéraire et politique. On ne peut pas réduire les Etats-Unis à une alternance entre démocrates et républicains.
En tant qu’historien, que pensez-vous que l’on retiendra de 2016 dans quelques décennies ?
Nous avons basculé dans une vie quotidienne et une gouvernementalité dominées par la peur. Cette année est à l’image de nombreuses autres depuis le 11 septembre 2001. Elle a été ponctuée par des attentats comme celui de Nice, ceux qui ont frappé la Turquie ou encore Bagdad, où l’on a dépassé les 300 morts. Hormis le terrorisme, on est aussi entré dans l’ère des nouveaux populismes. Il était difficile d’imaginer qu’en une année des événements aussi décisifs que la victoire de Trump, le Brexit et le développement du néo-impérialisme poutinien allaient se produire.
En début d’année 2016, Manuel Valls a créé la polémique en déclarant : “Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser.” Comment avez-vous vécu cette déclaration ?
Au cours de l’année 2016, un homme politique de gauche – Valls – et un homme politique de droite – Fillon – ont attaqué les chercheurs. Fillon a même déclaré que les facs françaises étaient des “foyers de marxisme” et que les historiens n’enseignaient pas assez le “roman national”. L’anti-intellectualisme est devenu une fierté. La nouvelle mode consiste à dénigrer les intellectuels car l’action s’opposerait à la réflexion. Sarkozy a été l’un des démagogues les plus actifs à cet égard. Or, je ne crois pas qu’il faille opposer les deux. Léon Blum, l’un des hommes politiques les plus importants du XXe siècle français, était aussi un intellectuel, il écrivait ses livres, lui. Cela ne l’a pas empêché d’œuvrer en faveur des ouvriers. Dans Laëtitia, je ne cache pas que je suis prof de fac ; et c’est en tant que chercheur que je donne voix à des sans-voix.
Nicolas Sarkozy, l’un des personnages malgré lui de votre livre, vient de tirer sa révérence en politique. Comment analysez-vous son échec ?
A la différence de Hollande, Sarkozy n’est pas parti de son plein gré. Il a été chassé à la suite d’une défaite dans les urnes. C’est le résultat d’un bilan désastreux : inégalités fiscales, affaires de corruption, dérive xénophobe… Ce qui m’a intéressé dans mon livre, c’est de montrer les formes nouvelles de gouvernementalité que Sarkozy a pratiquées. Il y a d’abord la confusion entre le règne de l’émotion et le domaine du législateur : après chaque fait divers, il a réclamé un durcissement pénal. Ensuite, il y a la division du corps social : lors de l’affaire Laëtitia, en 2011, il a attaqué les juges et leurs supposées “fautes”. Enfin, il a instauré le gouvernement par la peur.
Pensez-vous que François Fillon soit l’héritier du déplacement de la droite vers l’extrême droite initié par Nicolas Sarkozy ?
La grande différence entre Sarkozy et Fillon, c’est que le premier a un côté beaucoup plus moderne. Fillon, c’est le notable gaullien des années 1960. Je ne sais pas s’il sera élu, mais avec lui je crains que la France perde encore des années précieuses pour trouver sa place dans la mondialisation. Compte tenu de sa proximité avec les franges les plus archaïques de l’Eglise et de la Manif pour tous, je ne pense pas qu’il veuille moderniser le pays. C’est la droite la plus réactionnaire qui revient.
L’année 2016 a également été une année de luttes féministes. Est-ce que vous avez le sentiment que ce combat avance ?
Dans la longue durée, on est dans une phase positive. On ne peut que reconnaître un progrès à tous égards depuis la fin du XIXe siècle, vis-à-vis du travail, du corps, de la sexualité, des tâches domestiques, du respect, de la parité en politique. Les femmes qui apparaissent dans mon livre en sont les héritières. Mais il y a encore du chemin à faire. Beaucoup d’hommes considèrent que l’émancipation des femmes n’est pas leur problème. Douze mille plaintes pour viol sont déposées en France chaque année, et un jour sur trois une femme meurt sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint. J’ai sous-titré mon livre “La Fin des hommes”, parce que je pense que notre génération est beaucoup plus sensible à une autre définition de la masculinité, celle qui ne rime pas avec agressivité, culte du chef, puissance de l’argent, misogynie ou encore homophobie.
A quoi peut-on s’attendre pour la présidentielle de 2017 ?
Il va y avoir une lutte à mort pour savoir qui incarne la droite la plus populaire. L’extrême droite incarnée par Marine Le Pen est sur une ligne “ni droite ni gauche” et promeut un “anticapitalisme national” qui sont paradoxalement beaucoup plus populaires que les thèmes de la droite libérale fillonniste, laquelle représente une droite de notables et de nantis.
L’avenir dira si Fillon va aussi loin, en termes de xénophobie, que Marine Le Pen. Et s’il rivalise avec la Manif pour tous et Marion Maréchal-Le Pen sur les grands sujets de société. Du point de vue de la gauche, je pense qu’on va vers des temps de confusion terribles.
Peut-on assister à une marginalisation du PS ?
Le PS est en état de mort cérébrale depuis des années. Mais la vraie question n’est pas le nombre de voix qu’il va recueillir en 2017, c’est bien plutôt l’avenir de la gauche européenne dans un monde ravagé par les inégalités, le chômage de masse, et prise en étau entre le populisme, qui rêve de fermeture, et le fanatisme, porteur de terrorisme. Qui va faire rêver les jeunes de 20 ans ? C’est l’une des conclusions de l’année 2016 : la gauche est à la dérive, notamment sur le plan des idées.
Propos recueillis par Mathieu Dejean et David Doucet
Laëtitia ou la Fin des hommes (Seuil), 400 pages, 21 €
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