En quelques mois, T., 29 ans, est passé des idées du Front national à un islamisme radical, jusqu’à filer en Syrie combattre au sein de l’Etat islamique. Pour la première fois, son entourage raconte sa trajectoire.
Depuis deux mois, T., 29 ans, parti en Syrie il y a près d’un an, n’a plus donné signe de vie à sa mère, Christine M. Jusqu’au mois de novembre il lui écrivait régulièrement ; elle est désormais hantée à chaque seconde par la crainte de recevoir un appel lui apprenant le décès de son fils. Obnubilée, aussi, par la peur d’apprendre que son garçon aurait commis un attentat ici, en France. Effrayée, enfin, par l’idée que les bombardements français pourraient tuer son enfant.
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Dans le hall de la gare de Narbonne, pêchue et souriante, jean et cuir serrés, oreilles diamantées et port altier, elle est de ces femmes que la vie semble avoir épargnées. Tout juste si le regard inquiet et le visage marqué trahissent le coup du sort.
Sur la banquette arrière de sa voiture : L’Obs, L’Express, Le Monde… où, en ces jours de commémoration des tueries de Charlie, le jihad made in France s’affiche en couverture. Direction les ruelles du centre-ville jusqu’à un bar à vin où elle préfère commander un jus de tomate, “pour ne pas (se) livrer trop vite”.
La mort comme épilogue inéluctable
Directrice administrative et financière d’une entreprise locale, elle est connue ici. Alors elle parle bas, pour se préserver des indiscrets et de leurs “commérages”. Dans son entourage, rares sont ceux qui savent le calvaire enduré. Parce que la mort comme épilogue inéluctable lui paraît désormais une évidence, elle s’autorise, pour la première fois, à raconter son histoire.
Jusqu’à 2 heures du matin, heure à laquelle elle finit par accepter de révéler le visage de T., chez elle, dans un salon où trônent les photos d’un jeune rouquin au regard doux. Une histoire “invraisemblable et apocalyptique”, qui a démarré le jour où T. a quitté le domicile familial.
Une vie de jeune citadin au quotidien terne et solitaire
T. a alors 20 ans. Christine M., impatiente de hâter l’émancipation d’un grand garçon “gentil, sage et intelligent mais extrêmement timide et introverti”, le catapulte chez sa tante professeur d’histoire des religions, à Saint-Denis dans le 93. T. y décroche son premier job dans une entreprise de pièces détachées d’automobiles. Après une adolescence en Auvergne, il encaisse sa vie de jeune citadin au quotidien terne et solitaire.
Un discours d’extrême droite dure
En quelques mois, il est devenu un fervent catholique ; les lectures pieuses lui sont un remède à l’ennui. Tout comme les drogues “de plus en plus dures”, assure par téléphone sa petite sœur Pauline (les prénoms ont été modifiés), 18 ans aujourd’hui. En famille, seules l’enthousiasment les discussions politiques, au cours desquelles il ne masque pas sa récente adhésion aux idées du Front national.
“Et encore, se souvient sa cadette, les idées du parti ne lui semblaient pas assez dures.” Anticapitaliste et américanophobe, il s’enflamme alors pour les idées ultranationalistes et royalistes, toujours plus irrité de vivre “entouré de tant d’Arabes “, des “vrais fouteurs de merde”. Un discours qu’il défend mordicus pendant plus de six ans.
Pour Christine M., c’est un “premier choc”, explique-t-elle en s’autorisant une première gorgée de vin. Durant toutes ces années, elle interroge T. sur ses convictions et décrypte qu’il est en quête de réponses claires à des questions existentielles. En clair, il essuie sa crise de la vingtaine. “Naïf, inquiet et d’une sensibilité exacerbée, T. se plaignait de vivre dans une société qui ne lui offrait aucun rêve, aucun repère.” Autant d’angoisses “symptomatiques d’une génération perdue” qui l’ont poussé “à se laisser attirer par les extrêmes”.
T. trouve en l’islam une voie d’accès directe au bonheur
Le 19 décembre 2013, T. a 27 ans. Quelques jours plus tard, pour les vacances de Noël, il accueille sa sœur Pauline. Elle ne le quitte pas d’une semelle pendant une semaine. Dès le premier jour, elle s’étonne de devoir l’accompagner dans un bar “où il y avait énormément de Maghrébins”. Elle ne bronche pas et s’amuse en observant la fraternité entretenue avec les anciens ennemis.
Les femmes ? “Toutes des putes”
Comme à son habitude, T. lui parle religion. Le catholicisme ne lui convient plus, dit-il. L’islam est devenu son idéal. Il y trouve une voie d’accès directe au bonheur, y déniche des réponses concrètes “à ses questionnements” et se targue d’être parvenu à bloquer toutes ses addictions.
A sa sœur, il confesse également sa colère à l’encontre des femmes. “Il n’a jamais eu une haute opinion de nous”, mais à cette époque ses discours se radicalisent violemment. “Toutes des putes”, sans exception. Comble de l’ironie, durant ces années à Saint-Denis, la seule amoureuse que lui ait connue sa mère est une prostituée russe. Quelques mois plus tard, T. s’est officiellement converti à l’islam. Depuis, elle ne connaît ni son adresse, ni l’identité de ses colocataires, ni rien de son quotidien.
La mère de T. admet aujourd’hui “avoir préféré faire l’autruche”
Lorsqu’elle lui téléphone, il ne répond jamais immédiatement. Elle doit attendre qu’il la rappelle, “de l’extérieur, toujours”. Elle le soupçonne d’avoir alors cohabité avec “de brillants malfrats qui ont su lui vriller le cerveau”. T. revient sans arrêt sur son dédain pour “notre vie terrestre imparfaite” et son obsession du “paradis et de l’enfer”. Au détour d’une conversation, il lui glisse se savoir suivi et sur écoute. Christine M. est effrayée et admet aujourd’hui “avoir préféré faire l’autruche… T. était très fort pour désamorcer mes angoisses”, souligne-t-elle.
De ce bar où T. se rendait tous les jours, Pauline se souvient “qu’il était situé dans un supermarché”. Pour en retrouver la trace, il faut rejoindre le Auchan de Villetaneuse, à proximité immédiate de Saint-Denis, l’unique centre commercial “avec café” explique-t-on dans le coin. Dans la galerie marchande, L’Avenue, niché entre un espace beauté afro et une boutique de matelas. Une clientèle quasi exclusivement masculine est attablée.
Au comptoir : Ahmed, le barman. Il se souvient de T., “un jeune homme très gentil” qui venait, “toujours seul”, chaque soir, “fumer une cigarette et boire quelques Affligem”, jusqu’à ce qu’il “disparaisse totalement, du jour au lendemain”. Avant cela, T. travaillait à quelques mètres, glisse Ahmed, avant de clore la conversation.
Dans une entreprise “gérée par des barbus”
Dans les rues alentour, où le visage de T. est tout aussi connu, passants et voisinage orientent vers un magasin où T. aurait “longtemps travaillé”. Au fond d’une impasse désertée, Jamâl sort de l’ombre. Ancien collègue de T., qu’il “a vu grandir alors qu’il était entré ici comme stagiaire”, il nous apprend que ce dernier a préféré partir, il y a plus de deux ans, pour rejoindre une entreprise concurrente “gérée par des barbus”, à Dugny, une commune toute proche de Saint-Denis, dont un ferrailleur local nous apprendra qu’elle était administrée par un certain Macreme A.
Après le départ de T., Jamâl apprend sa “surprenante” conversion, advenue à une époque où “il s’était fait virer de chez lui”. Jamâl n’a jamais compris : “T. était opposé à tout ça, il défendait des idées d’extrême droite, il se moquait des Noirs, il trouvait qu’il y en avait beaucoup trop par ici.”
Plusieurs fois, il tentera de recontacter T. parce que “c’était un gars qui faisait du bon boulot”. En vain, T. avait déménagé, et coupé tout contact. Avec un regard plein de tristesse, Jamâl lâche, avant de s’éclipser : “T., j’ai préféré l’oublier. Cette histoire est bien trop horrible.”
Un proche supposé du jidahiste français Fabien Clain
En janvier 2015, Christine M. est la dernière à avoir des nouvelles de T. Il l’informe qu’il passe le week-end chez des amis en Normandie. “Des nouveaux potes”, lui dit-il simplement. Aujourd’hui, elle est convaincue qu’il y rejoignait Fabien Clain, jihadiste connu pour être lié à Mohamed Merah, et dont la voix a été identifiée dans une vidéo revendiquant les attentats parisiens de novembre 2015.
Condamné en 2009 à cinq ans de prison pour avoir organisé l’expédition en Irak de plusieurs jeunes toulousains, il est libéré en 2012, et assigné à résidence à Alençon. Jusqu’à ce qu’il parvienne à prendre la fuite, en février 2015. En même temps que T.
Quelques jours après la disparition de T., Christine M. apprend qu’il était fiché S et qu’il a fui vers la Syrie. Puisqu’il est majeur, les autorités ne lui donnent pas davantage de détails. Mais un ami de son défunt mari officie aux renseignements généraux. Il parvient à ce qu’on lui délivre quelques informations précises. Elle encaisse alors les nouvelles, toutes plus “traumatiques” les unes que les autres.
Peut-être lié aux agissements de Sid Ahmed Glam
D’abord, son fils aurait traversé la Grèce à 250 km/h au volant d’une voiture qui transportait aussi la famille de Fabien Clain. Repéré par la police, T. serait parvenu à la semer. Puis, dans un article du Monde, on apprend que Sid Ahmed Ghlam, l’auteur de l’attentat manqué contre une église de Villejuif en avril 2015, aurait eu pour instruction de prendre, dans un garage de Pierrefitte, une voiture renfermant un arsenal de guerre.
Depuis l’étranger, on lui aurait enjoint de se présenter comme venant de la part de Macreme A. et T. pour récupérer la BMW 318. Christine M. savait que T. avait “laissé sa bagnole en partant” : une BMW. Elle s’effondre, puis choisit de ne pas croire à l’hypothèse émise dans le quotidien selon laquelle Macreme et T. seraient les commanditaires.
En septembre dernier, le site de L’Express publie un article sur le film réalisé par Farouk Atig et Yacine Benrabia, Syrie : les escadrons du djihad. Autorisés à tourner neuf jours de combat au cœur de plusieurs groupes paramilitaires déterminés à abattre le régime de Bachar al-Assad, les reporters montrent des scènes d’une violence inouïe. En ouverture de l’article : une photo de T. Malgré la barbe et les cheveux longs, Christine reconnaît “le visage, les petits bras et les mains si menues” de celui qu’elle continue d’appeler “mon petit chaton”.
“N’avez-vous pas honte de cette Europe dégueulasse ?” Message de T. à sa mère
Depuis ce jour, Christine M. sait “qu’il a pris les armes”. Et elle est réveillée chaque nuit par des douleurs aiguës dans les côtes. Régulièrement, elle relit l’unique message dans lequel T. justifie son départ. Elle le connaît par cœur et le récite d’une voix blanche : “Ici, j’ai rencontré des gens extraordinaires. Des enfants qui sourient, et qui ont perdu père et mère. Mon cœur saigne pour ce peuple. N’avez-vous pas honte de cette Europe dégueulasse ? Le gouvernement français a du sang sur les mains. J’ai enfin trouvé un sens à ma vie.”
Christine M. s’est décidée à porter plainte contre le gouvernement français, Fabien Clain et l’Etat islamique. Elle veut que les autorités françaises reconnaissent à son fils, comme à tous les jeunes embrigadés, un statut de victime. Contactée par téléphone, une personne ayant croisé T. ces derniers mois, et qui tient à conserver l’anonymat, confie l’avoir repéré “sur des lignes de front d’une rare violence” au cœur de factions déterminées à “faire la guerre de façon totalement suicidaire”.
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