Il n’y a pas que des clowns et des démagogues dans la Péninsule, mais aussi une jeunesse en détresse et une gauche en faillite. Trois pointures des médias transalpins témoignent.
« La situation sociale du pays est explosive, elle me rappelle les années 70. » L’homme qui fait ce constat n’est pas un extrémiste. Ezio Mauro, directeur du quotidien La Repubblica, est un intellectuel connu pour la précision de ses analyses politiques. Réputé aussi pour sa ténacité face à Silvio Berlusconi qui lui intenta des procès retentissants. Mauro est devenu l’emblème d’un journalisme de résistance aux méthodes du Cavaliere comme à la montée des populismes. Les scores de Beppe Grillo, l’anti-parti, et de Berlusconi aux dernières élections ne l’ont pas étonné…
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« La vraie surprise, c’est le mauvais score de la gauche et de son candidat, Bersani, le leader du Parti démocrate, constate-t-il. Il a fait six à huit points de moins que les prévisions des sondages. Pour Beppe Grillo, il suffisait de voir ces centaines de milliers de personnes réunies autour de lui, de la Sicile à Turin, pour deviner qu’il ferait un bon score. Quant à Berlusconi, il faudrait en finir avec la légende de sa résurrection : ses 21 % sont un très mauvais score, prévu par les sondages. Depuis le précédent vote, il a perdu 6,5 millions d’électeurs. Vous appelez ça une victoire ? »
Dans un pays miné par le chômage et la pauvreté, Ezio Mauro voyait un boulevard s’ouvrir pour la gauche. « Bersani aurait dû gagner. Mais il n’a pas compris la revendication principale des Italiens : le changement. Il faut changer la politique pour mieux la sauver, et changer la gauche et ses leaders pour les mettre à l’écoute du pays, des plus pauvres notamment. Bersani aurait dû précéder Grillo au lieu de le suivre, et proposer des réformes radicales. »
« Grillo se trompe quand il met sur le même plan tous les politiques et tous les médias »
Comme Ezio Mauro, Antonio Di Bella a vécu des années de conflits éprouvantes avec les gouvernements Berlusconi. Présentateur du journal télévisé de 2001 à 2009 sur la Rai3, unique chaîne de télévision culturelle du pays, il l’a dirigée en 2010, puis en 2012. Il en est aujourd’hui le correspondant à Paris et dresse le même constat : « La plupart des Italiens vivent mal et pensent qu’une minorité détient tous les privilèges. C’est cela que Bersani et Monti n’ont pas compris et que Grillo a su exprimer. Mais Grillo se trompe quand il met sur le même plan tous les politiques et tous les médias. Il considère par exemple que la Rai3 est du côté du pouvoir… C’est fou ! En revanche, il a su parler à ceux qui sont sans travail, sans argent, sans espoir, surtout les jeunes. J’ai été journaliste en 1968, et je retrouve des ingrédients de cette époque. Je suis bouleversé par la situation. »
Une préoccupation partagée par Alessandra Mammì, grand reporter et critique d’art réputée au magazine L’Espresso : « Je n’ai pas voté pour Beppe Grillo, mais il faut regarder avec attention le mouvement qui est derrière lui. Il peut en sortir le pire comme le meilleur. Il a compris qu’il fallait en finir avec la génération des sexagénaires qui détient tous les pouvoirs : politique, économique, financier. Sans parler de la culture… Entre l’influence néfaste des chaînes de Berlusconi, les budgets en baisse et les politiques qui s’en fichent, il y a une vraie menace. Regardez tous ces jeunes créateurs italiens qui partent à l’étranger, de Francesco Manacorda, qui dirige la Tate Liverpool, à Massimiliano Gioni, conservateur du New Museum of Contemporary Art de New York. Les partis politiques ne comprennent plus ce pays. Ils doivent exploser pour mieux s’ouvrir aux jeunes générations. »
« Réduire l’Italie à deux clowns, c’est comme réduire la France à Marine Le Pen »
S’ils dénoncent les simplifications des discours populistes, ces journalistes regrettent aussi les jugements caricaturaux de la presse étrangère. Rappelant la une de The Economist « Send in the Clowns » (« Envoyez les clowns », titre d’un standard américain), Alessandra Mammì constate : « Les journalistes étrangers font mal leur travail, ils n’ont aucune curiosité. Réduire l’Italie à deux clowns, c’est comme réduire la France à Marine Le Pen. » Et plutôt que de stigmatiser l’Italie, le directeur de La Repubblica invite les Européens à observer leurs propres électeurs : « Le point commun des populismes de Grillo, de Berlusconi et de la Ligue du Nord, c’est le rejet de l’Europe. La grande nouveauté en Italie, c’est qu’il y a une majorité hostile à l’Europe. L’Italie est le laboratoire d’un populisme qui pourrait gagner le reste du continent. »
Dans la montée de ces mouvements qui, selon les mots d’Ezio Mauro, « donnent des réponses simplistes à des problèmes complexes », l’information tient une place centrale. Or, le refus de Beppe Grillo d’avoir tout contact avec les médias autres qu’Internet ne facilite pas le travail des journalistes. « Comment éviter de caricaturer son mouvement s’il refuse de répondre à nos questions ? », se demande Antonio Di Bella.
Par ailleurs, il s’inquiète des propos de députés élus sur la liste de Grillo : « L’un d’eux a déclaré que les attentats du 11 septembre 2001 étaient le fruit d’un complot américain, et un autre a affirmé que les États-Unis avaient implanté des puces dans le cerveau des électeurs pour contrôler leurs votes… Ce mouvement est un bouillon de culture avec des ingrédients préoccupants. » Quant à Berlusconi, il conserve intacte son influence médiatique. Ezio Mauro rappelle que « d’après une étude récente, 63,5 % des électeurs italiens sont influencés par la télévision dans leur vote. Qui contrôle la télévision, contrôle la moderne agora ».
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