A l’occasion du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, le duo Isabelle Clarke et Daniel Costelle, proposent un nouvel épisode de leur série documentaire Apocalypse racontant les années 1918-1926 à partir d’un fonds de plus de 500 heures d’archives restaurées et mises en couleurs. Interview.
En dehors du centenaire du 11 novembre, qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur cette nouvelle période historique ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Daniel Costelle – En réalité, c’était une suite logique après avoir travaillé sur le premier conflit mondial. Nous avons une sorte de folie, d’envie absolue de raconter le XXème siècle et ses guerres en couleur, à partir de films d’archives. Et l’après-guerre nous intéressait beaucoup. A savoir de l’armistice de 1918 à 1926. Je crois que ce qu’on devait raconter, c’était les espoirs fous et terribles du monde entier après l’épouvantable guerre de 14-18.
Outre le fait de sensibiliser les jeunes générations, quels sont les autres objectifs de la colorisation des images d’archives ?
Daniel Costelle – C’est un débat très ancien. Certains nous ont énormément reproché ça, notamment des intégristes des archives, qui estiment qu’un document qui est abîmé, rayé et muet doit être présenté exactement de cette manière. Un certain nombre d’entre eux se sont servis du succès d’Apocalypse pour acquérir une visibilité en nous attaquant. Mais nous n’avons à aucun moment pensé cette série documentaire en termes marketing. On a même été surpris de sa réception par un public plus jeune. C’est toujours l’aspect historique de la couleur qui nous a motivés. Un jour, l’un de nos confrères nous a dit : « je rends hommage à votre sens artistique, c’est vraiment très bien fait ». Et je me suis mis en colère, car il n’y a aucun sens artistique ! Nous n’avons aucune interprétation de l’histoire, uniquement une équipe spécialisée qui donne tous les renseignements sur les images arrêtées, avec parfois des volumes entiers d’informations, c’est d’ailleurs spectaculaire à voir. On nous dit à quelle saison ça s’est passé, où était le soleil à ce moment-là, de quelles couleurs étaient constituées les uniformes, les costumes civils…
Combien de personnes travaillent sur ces archives ?
Isabelle Clarke – Sur ce projet, nous avons une quinze de documentalistes. Sur la colorisation, il y a également une équipe qui renseigne chaque image et fait valider son travail par un historien si besoin. Pour revenir à la colorisation, il y a deux niveaux de lectures. Daniel et moi venons du cinéma, nous avons peut-être une approche différente de l’archive, nous ne sommes pas des documentaristes. J’ai été chef opérateur, Daniel rêvait d’être cinéaste et a fait un long-métrage. On a un souci du récit. Quand on a commencé à travailler sur les archives de la seconde guerre mondiale, très vite on était face à un problème car il y avait deux minutes en couleur puis trente secondes en noir et blanc, puisque pour faire une séquence on a parfois quatre ou cinq choses différentes. Durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Américains arrivent dans le conflit, ils filment en couleur comme John Ford ou John Huston. Je pense que la remise en couleur apporte un autre niveau de lecture de l’image. Ce qui est très intéressant dans les archives que l’on voit, c’est qu’on a ces images en noir et blanc, ces foules, ces drapeaux qui se confondent avec la joie. Et très vite quand on met en couleur, ce qui ressort ce sont les drapeaux.
Daniel Costelle – C’est à dire le nationalisme et les prémices de la guerre…
Isabelle Clarke – La remise en couleur est un outil de recherche, un autre moyen de vérifier nos images. Ces dernières nous arrivent parfois identifiées, parfois non, et c’est un moyen de chercher davantage. Ce n’est pas juste un artifice. Après, ce que je revendique peut-être plus que Daniel, c’est le fait que ça soit un geste d’auteur, on le fait de manière scientifique et ça plaît ou ça ne plait pas.
Daniel Costelle – Ce qui est important, c’est qu’on l’a fait car les moyens techniques le permettaient. J’ai vécu à une période où en tant qu’assistant, proche des cameraman, je voyais comment les choses se passaient. Les réalisateurs arrivaient quasiment en pleurs au bureau de producteur, en disant « je n’ai pas obtenu la couleur ». Pour nous tous, c’était le rêve absolu. Les Américains avaient tourné en couleur dans le Pacifique, dans les dernières années de la guerre, et la couleur se généralisait. Aujourd’hui, ce qui s’est généralisé, ce sont les moyens d’être en couleur.
Isabelle Clarke – D’ailleurs, Peter Jackson du Seigneur des Anneaux se frotte à la remise en couleur. Il vient de faire un documentaire sur les combattants néo-zélandais dans la première guerre mondiale !
On pourrait peut-être reprocher à votre documentaire une forme de déterminisme qui raconte que la guerre était inévitable après le traité de Versailles. Vous ne parlez pas de la période de stabilité qu’a connue la République de Weimar avec Gustav Stresemann qui ramène l’Allemagne dans le concert des nations.
Daniel Costelle – Vous savez, nous sommes des journalistes du passé. On montre les événements. Politiquement, on peut analyser la situation d’une autre manière. Mais ce n’est pas à nous de le faire, c’est plutôt aux spectateurs de dire « au fond, ça aurait pu se passer autrement ».
Dans les premiers Apocalypse, vous aviez fait confiance au grand historien germaniste Jean-Paul Bled. Dans cet épisode, c’est Georges-Henri Soutou, l’une des références mondiales de la période. Quel est leur rôle auprès de vous ?
Daniel Costelle – De nous persécuter (rires) !
Isabelle Clarke – On travaille en amont avec eux le plus possible, puis ils nous laissent faire le film, et ensuite il y a des allers-retours si besoin.
Daniel Costelle – C’est des teignes, ce sont tous des gens qui souhaitent notre mort.
Isabelle Clarke – Au début, c’est surtout nous qui souhaitions leur mort (rires). Puis ça devient très enrichissant.
Daniel Costelle – Georges-Henri Soutou nous a fait un compliment merveilleux. Il a dit : « Je n’avais jamais vu les documents d’archives que vous avez montré dans cette émission ». Le problème si vous voulez, c’est qu’on pourrait dire que la remise en couleur – ce que j’appelle comme ça puisque c’était en couleur avant – donne à tout l’ensemble un caractère d’inédit. Ce ne sont pas seulement des documents inédits grâce à notre équipe de recherche formidable, c’est l’ensemble de ces films qui donnent cette impression d’un passé qui apparaît. Je pense qu’on a fait une œuvre utile et forte.
Isabelle Clarke – Soutou est très sensible à l’image. Lorsque le président Wilson débarque en France et après en Europe, il s’est rendu compte qu’un Roosevelt tout jeune est avec lui sur le bateau alors que nous ne l’avions pas vu.
Votre objectif est-il de sensibiliser les jeunes générations à l’histoire?
Daniel Costelle – Deux événements nous ont bouleversé en lien avec les jeunes générations. La première était lors de la signature d’un de nos livres à Vernon, dans l’Eure. Une jeune fille est arrivée avec sa maman et nous a dit « je vous remercie car j’ai eu une très bonne note grâce à vous, j’ai enfin compris quelque chose« . La seconde chose, c’est que j’ai sous les yeux le livre officiel d’Hatier, avec le parrainage d’Apocalypse, c’est la reconnaissance de l’université….
Isabelle Clarke – C’est la transmission qui nous anime. Peut-être parce qu’on a commencé la seconde guerre mondiale avec notre fille qui avait neuf ans.
Vous avez tous les deux été formés à l’école du cinéma, que vous a apporté cette formation dans votre travail actuel ?
Daniel Costelle – Le sens du rythme, l’envie de ne pas faire chier le monde. Isabelle, de son côté, était directeur de la photo. C’est un œil. Elle voit dans l’image des choses ce que je ne vois pas. Je suis pris par le mouvement, elle est prise par les détails. Nous sommes faits l’un pour l’autre !
Isabelle Clarke – Et puis le sens du montage. Je suis née avec une caméra sur l’épaule.
Pourquoi depuis le début avez-vous fait le choix de Mathieu Kassovitz comme narrateur ?
Isabelle Clarke – On avait travaillé avec lui en 2007 pour « La traque des nazis ». Auparavant, Daniel faisait la voix de nos documentaires.
Daniel Costelle – Puis j’ai voulu rajouter un nom.
Isabelle Clarke – Et peut-être s’éloigner du film d’auteur. On n’écrit pas de la même manière quand on écrit pour soi ou pour les autres.
Daniel Costelle – Mais nous adorons Kassovitz, son personnage, la façon dont il s’approprie l’histoire, et surtout sa fièvre. C’est un râleur, il n’est pas content. Il est toujours en train de revendiquer quelque chose, il a une colère froide en lui. Ça correspondait tout à fait à l’histoire du XXème siècle et à l’histoire de la série.
Isabelle Clarke – Il ne faut pas l’écrire comme ça ça (rires). Mathieu est très bon dans la lecture des citations d’auteur, il y a une authenticité chez lui, de la vérité. Je pense qu’il est le premier à être ému et touché, en tout cas il diffuse quelque chose d’intelligible. Il entend ce qu’il dit, il le vit presque. Il est dans la justesse.
Quels sont vos prochains projets ?
Daniel Costelle – On est en plein milieu du cinquième épisode d’une série de six épisodes qui s’appelle « Apocalypse, la guerre des mondes » et qui sera un récit de la guerre froide.
Isabelle Clarke – Elle sera diffusée en 2019, pour l’anniversaire de la chute du mur. On traite des conflits chauds de la guerre froide, en axant sur l’Asie, ce qui est plutôt nouveau, avec notamment le rôle de la Chine.
On ressent aussi chez vous la volonté de sortir d’une histoire mondiale européocentrée comme l’a fait brillamment Patrick Boucheron avec son Histoire mondiale de la France. Sommes-nous enfin sortis de l’Histoire vue uniquement sous un prisme occidental ?
Daniel Costelle – Je crois que c’était pour nous une évidence. Il y a un philosophe et sociologue français, Gaston Bouthoul, qui a créé la polémologie, l’étude des guerres. Pour lui, la guerre est la maladie mortelle de l’humanité. Il ne pense pas que ça soit des raisons politiques ou de déterminisme, il pense que la guerre est dans les gênes de l’homme, et qu’elle s’invente des raisons après coup. Si vous pensez à un homme des cavernes qui a un silex dans la main, pour se nourrir, se vêtir, il doit tuer un ours. Il faut une agressivité personnelle formidable. Une agressivité qui nous a été transmise par les gênes, et qui est devenue collective. Ensuite, on a analysé les guerres avec des prétextes. Mais pour moi, la guerre est la guerre. Il faut la traiter comme une maladie épouvantable de l’humanité. Et, ce que dit Bouthoul, c’est que la guerre vient de l’oubli de la précédente. Plus on est féroces, plus on est tragiques, plus on montre le sang – en couleur – et plus ça servira peut-être à comprendre ce qu’ont été les guerres précédentes. Soit une épouvantable destruction et surtout un épouvantable gaspillage. J’en pleure quand je pense à cet argent dépensé pour tuer d’autres gens. Un argent qui aurait pu éradiquer la pauvreté, amener l’eau courante partout. Alors qu’aujourd’hui encore, il y a des malheureux qui n’ont pas l’eau courante, c’est terrifiant de penser que l’espèce humaine gaspille son énergie de cette manière. Bien sûr qu’il faut aider les migrants, mais s’il n’y avait pas eu ces guerres, leur situation ne serait pas la même. Je suis persuadé que c’est à ça que nous servons, à dire « attention ».
Isabelle Clarke – Nos ancêtres ont été tellement impliqués dans ces guerres qu’on a le besoin d’expliquer.
Daniel Costelle – Ce qui explique aussi qu’on ait fait les guerres du XXème siècle, car nous avons ces documents pour le montrer.
Isabelle Clarke – Churchill a d’ailleurs parlé d’une « seconde guerre de trente ans » entre 1914 et 1945.
Daniel Costelle – Quand on voit la résurgence des néo-nazis en Allemagne, c’est hallucinant, ils n’ont rien compris ! Leur pays a été rasé, leurs femmes violées, ils ont ramé pendant cinquante ans pour retrouver leur prospérité bien fragile, et les voilà… Il y a tout un débat et toute une action à avoir, notamment sur les armements.
Propos recueillis par David Doucet
Apocalypse : la paix impossible, 1918-1926, France 2, le dimanche 11 novembre en prime time.
{"type":"Banniere-Basse"}