Ecologie, féminisme, histoire… Quelques mois après la publication de son ouvrage intitulé Comment je suis devenue anarchiste, l’ancienne députée écologiste Isabelle Attard évoque avec nous les thèmes qui l’ont poussée à remettre en question tout le système dans lequel nous vivons. Rencontre.
Docteure en archéozoologie, directrice de musée, députée entre 2012 et 2017… Dans son ouvrage Comment je suis devenue anarchiste (éditions du Seuil), Isabelle Attard revient sur son parcours, ses différentes carrières et les embûches qu’elle a rencontrées au cours de sa vie. En mai 2016, elle témoigne aux côtés d’autres femmes, dans une enquête publiée par Mediapart, dénonçant les agissements de Denis Baupin alors qu’elle faisait encore partie d’Europe-Ecologie les Verts. Elle l’accuse de lui avoir envoyé des dizaines de SMS d’“incitation sexuelle” pendant près d’un an et demi.
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En 2017, “profondément déçue par ces expériences peu glorieuses de pratiques politiques et par la masse de dysfonctionnements et d’escroqueries intellectuelles et financières” – comme elle l’explique dans son livre -, elle commence à remettre notre système en question. Petit à petit, à travers la littérature et les documentaires principalement, elle découvre l’anarchisme et ses principes. Dans Comment je suis devenue anarchiste, Isabelle Attard expose donc ses références culturelles en matière d’anarchisme, en s’appuyant sur des exemples de sociétés actuelles ou passées. Quitte à, parfois, reconstruire des pans de l’histoire qui auraient été, selon elle, “déformés” par les grands dirigeants du monde.
Vous dites dans votre livre que le terme “anarchie” est aujourd’hui associé, dans l’inconscient collectif, au chaos et au désordre. Une vision que vous réfutez. Quelle serait donc, selon vous, la “bonne” définition de l’anarchie ?
Isabelle Attard – Je le réfute parce que le mot “anarchie” est aujourd’hui utilisé de manière systématique pour décrire une situation de chaos. Lorsqu’on observe les différentes définitions de l’anarchie présentes dans les dictionnaires, on se rend compte que certains reprennent cet aspect péjoratif et chaotique sans même revenir à la source du mot. Or, il a été défini par les penseurs anarchistes au long des décennies pour désigner quelque chose “sans le ou les pouvoirs” ou, et c’est également ma manière de voir, “sans les dominations”. C’est donc un vrai travail de réflexion sur la façon dont nos sociétés peuvent s’organiser sans avoir à souffrir des phénomènes de domination, qui, aujourd’hui, nous oppressent à n’importe quel moment et lieu de notre vie.
Vous parlez d’ailleurs des dominations auxquelles vous avez vous-même dû vous confronter lors de vos différentes activités professionnelles. Comment en êtes-vous arrivée à un tel constat concernant le système actuel ?
Pour m’en rendre compte, il a d’abord fallu que je sorte la tête du guidon. Aujourd’hui, nos rythmes de vie font que l’on est plongé dans un monde et un rythme inhumains qui nous empêchent de prendre du recul. Parfois, il faut donc une coupure nette. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe avec les personnes qui font un burn-out ou qui tombent en dépression à la suite d’un harcèlement professionnel ou sexuel, et qui s’arrêtent pour reprendre leur souffle. Cela leur permet d’analyser un peu plus lucidement ce qu’il s’est passé.
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Il a fallu attendre 50 ans pour que j’ose soulever le tapis, sous lequel j’avais entassé énormément de phénomènes de harcèlement et tentatives de domination de la part des hommes. En ce qui concerne l‘affaire Baupin par exemple, il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’il s’était passé. Et mes lectures provenant de femmes anarchistes m’ont donné de la force et de l’espoir.
Vous diriez donc que c’est l’affaire Denis Baupin qui vous a poussée à regarder les choses d’une autre manière ?
Non, ce n’est pas tellement l’affaire Denis Baupin… C’est plus le fait de m’extraire de ce système politique qui m’a fait réaliser à quel point les choses devaient se passer autrement. Je me suis donc questionnée sur le sens des définitions, des événements…
Pour moi qui suis archéologue, cela implique de déconstruire des années d’études et de discours universitaires. Finalement, il y a énormément de faits marquants et cruciaux de notre histoire récente qui ont été déformés. C’est notamment le cas de la Révolution espagnole, qu’on nous présente comme une guerre civile alors qu’il s’agit d’une révolution…
Mais comment expliquez-vous qu’une telle partie de l’histoire ait pu être “oubliée” ?
Parce qu’on ne voulait pas que les gens voient que ça marche. Les progrès sociaux importés par les penseurs anarchistes et tous ceux qui se sont battus ne devaient donc pas être montrés. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe aujourd’hui au Rojava [région autonome kurde de Syrie, ndlr], qui applique tout simplement l’écologie sociale et des principes anarchistes de l’autogestion développés par Murray Bookchin.
En ce qui concerne l’Espagne, George Orwell, qui était sur place, décrypte parfaitement ce phénomène. Grâce à son analyse de journaliste, il s’est aperçu que toutes les mentions de la Révolution espagnole avaient été gommées dans la presse étrangère. De plus, alors que les usines marchaient parfaitement en autogestion et sans chefs, les patrons, qui sont revenus à la victoire de Franco, ont eux-mêmes détruit ce qui se trouvait dans les usines pour que les gens ne s’aperçoivent pas des avancées réalisées lorsqu’ils n’étaient pas là.
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Je pense qu’il n’y a pas de meilleur exemple pour comprendre la volonté systématique des gouvernants de montrer au peuple qu’il est hors de question qu’il puisse s’autogérer et se passer de l’élite. Aujourd’hui, on a besoin de réfléchir à une autre forme d’organisation sociale et politique au sens noble, et que c’est une demande très forte de la part de nos concitoyens, partout dans le monde.
Concrètement, comment un tel système se met en place ?
[Rires] Ce n’est pas à moi d’expliquer la marche à suivre car, pour les anarchistes, le principe est justement que chacun soit émancipé, choisisse sa voie et puisse s’auto-former. Il n’y a pas de leader politique qui explique aux gens de quelle manière on doit s’y prendre. C’est une chose importante à prendre en compte, la notion d’anarchisme ne peut être compatible avec un parti politique.
C’est ce qu’on constate en regardant les exemples passés et actuels, quelque soit l’échelon où l’on se trouve, à l’intérieur d’une entreprise, d’une clinique, d’une école ou encore d’un pays.
D’après vous, en quoi un système anarchiste peut-il répondre à la crise écologique actuelle et éviter un effondrement environnemental et sociétal ?
La domination de l’homme sur la terre est rejetée par les anarchistes. On vit sur une seule planète et on doit vivre les uns avec les autres, que ce soit les espèces animales ou végétales. Il y a ce respect des autres espèces vivantes qui est obligatoire.
Il est intéressant de se tourner vers Murray Bookchin car c’est, selon moi, celui qui a réellement développé une réflexion sur ce type de société qui respecterait notre environnement au maximum. Il faut s’interroger sur nos besoins vitaux, la manière de fabriquer, recycler, réutiliser, etc. La publicité nous fait croire que nous avons des besoins énormes alors que, de manière instinctive, nous n’avons pas besoin de consommer autant. Aujourd’hui, je sens qu’on est entré dans une nouvelle phase où on commence à réfléchir à la décroissance et au fait de posséder moins.
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De vraies réflexions se développent dans nos sociétés autour de l’écologie sociale. L’anarchisme rime avec écologie et féminisme et permet d’imaginer une société qui serait donc écologiste. Mais cela ne peut rimer avec les notions de “green deal”, “green washing”, capitalisme ou encore productivisme.
Dans notre société, certains lobbys et grosses entreprises ont énormément de pouvoirs. Ne pensez-vous pas que vos idées peuvent être considérées comme des utopies difficilement réalisables ?
Je ne cite que des exemples qui ont été réalisés donc ça ne peut pas être des utopies irréalisables. Ensuite, si les expériences dont je parle [en Espagne, au Rojava ou encore au Chiapas, ndlr] n’ont pas duré dans le temps, ce n’est pas parce qu’elles étaient irréalisables, c’est parce qu’elles ont marché et que ça dérangeait une organisation hiérarchique et capitalistique du monde.
Est-il réellement possible qu’elles perdurent ?
Elles perdurent aujourd’hui un peu partout, que ce soit dans le monde entier ou autour de nous. Il suffit de regarder, par exemple, toutes les personnes qui décident de gérer une association de manière collégiale et non pyramidale. On ne parle pas seulement de rapports économiques, c’est une façon de voir la vie et les rapports humains de manière générale.
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Aujourd’hui, le nombre de personnes qui considèrent qu’elles ne sont pas reconnues à leur juste valeur n’a jamais été aussi élevé. On ne peut donc pas dire que l’on vit dans une société idéale, et le mouvement des Gilets Jaunes comme d’autres dans le monde en sont la preuve.
Finalement, quel était le but de Comment je suis devenue anarchiste ?
Personnellement, je considère que je fais de l’éducation populaire politique, parce que j’essaye de transmettre des choses que je ressens ou que je comprends, une certaine analyse et surtout un témoignage. Pour moi, c’est prioritaire. D’autant plus que j’en suis venue aux lectures anarchistes par le biais des pédagogues anarchistes : Francisco Ferrer ou encore Sébastien Faure, Paul Robin et Célestin Freinet en France.
Je pense que mon livre est là pour distiller encore plus de doutes. J’incite les gens à se poser des questions, à douter de ce qu’on leur raconte, à ne pas prendre pour argent comptant des dogmes ou théories politiques déjà toutes faites. J’incite même les gens à remettre en question ce que j’ai écrit.
Propos recueillis par Julia Prioult
Comment je suis devenue anarchiste d’Isabelle Attard, Seuil, 160 pages, 12.00 €
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