Cette croyante milite depuis plusieurs années pour une réforme éclairée de l’Islam. Pour elle, il s’agirait de faire renaître l’esprit critique qui forgeait jadis les principes de sa religion pour libérer cette dernière des dogmes. Une ligne de conduite qui ne lui vaut pas que des amis. Rencontre.
À 14 ans, elle se faisait virer de l’école coranique où ses parents l’avaient inscrite. Et quelques années plus tard, elle se prenait une giclée d’œufs en se faisant traiter d’apostat par des musulmans radicaux à Amsterdam. Irshad Manji a-t-elle un problème avec l’Islam ? Très certainement. Parce que cette Canadienne née en Ouganda de père indien et de mère égyptienne, musulmane convaincue de sa foi, n’a jamais cessé de questionner sa religion depuis le temps où elle traînait sur les bancs de la Madrasa. Pourquoi ? Comment ? Dans quelle mesure ? Tout un tas d’interrogations qui chatouillent et crispent ceux qui enferment l’Islam dans un carcan. « Je refuse de rejoindre une armée de robots au nom de Dieu » résumait-t-elle, de passage à Paris fin février pour une série de conférences et d’interviews.
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Réinterpréter les textes de l’Islam
Journaliste et essayiste, Irshad Manji mitraille depuis maintenant plusieurs années les positions arrêtées des intégristes musulmans. Une bataille dont les deux principaux coups de baïonnettes furent les sorties successives en 2003 et 2011, de The Trouble with Islam et Allah, Liberty and Love. Deux livres pour deux brûlots dans lesquels Irshad Manji explique comment l’Islam peut et doit se libérer des dogmes et s’ouvrir au monde. Une direction rafraîchissante, adossée à un concept : l’Ijtihad, une tradition millénaire faisant la part belle à la réflexion personnelle.
« Nous, musulmans, devons remettre les choses en questions et interpréter nos textes ; on ne peut pas rester figés. Avec ces deux livres, il s’agissait d’expliquer pourquoi, finalement, la foi et l’esprit critique peuvent aller de pair. Les Musulmans peuvent vivre librement en redécouvrant leurs tradition », vitupère passionnément Irshad Manji lors de notre rencontre, parlant à l’envi de « réforme » de l’Islam.
Aussi, ladite réforme doit passer, selon la militante, par l’affirmation du rôle des femmes. « Cela aidera aussi les hommes à se libérer. Nous ne sommes plus dans un monde où les hommes et les femmes évoluent de manière séparée« , explique cette lesbienne qui se dit également volontiers « féministe« . Ses deux livres sont aujourd’hui disponibles partout dans le monde ; « nous les avons fait traduire en Ourdou, en Pachtoune et en Arabe pour que les populations musulmanes puissent pouvoir les lire. »
« Si on me veut du mal, c’est bon signe »
Voilà le genre d’histoire qui a doit avoir le don d’irriter les gardiens du temple intégriste et dogmatique. Pour résumer l’affaire, le New York Times parlait ainsi d’Irshad Manji comme de « la pire ennemie de Ben Laden » il y a quelques années. Aujourd’hui, un paquet de barbus appelle au boycott d’Irshad Manji, la traitant allègrement de « traîtresse ». Ses séances de dédicaces sont régulièrement interrompues par des intégristes tout feu tout flamme et les menaces de mort fusent sur d’obscurs sites salafistes.
Et cela peut même dégénérer : en mai 2012, en Indonésie, des centaines d’hommes, membres de l’Indonesian Mujahedeen Council attaquaient et blessaient Irshad Manji et son assistante lors d’une conférence: « Si on me veut du mal, c’est bon signe. Cela veut dire que je dérange, que mes idées ont du potentiel. » assène de son côté fièrement la Canadienne.
Quand elle parle de ces gens qui lui veulent du mal, Irshad Manji ne tremble pas, non. Elle dit les choses en tonnant. Elle n’a pas peur. D’autant plus que, la violence, elle connaît bien. Toute petite, elle passait son temps à éviter les brimades que son père cherchait à lui infliger sans cesse.
« Je crois même que cela a déterminé ma vie affirme t-elle. Un jour, mon père m’a poursuivi dans la maison, un couteau à la main, me menaçant de me couper les oreilles. Je me suis réfugiée sur le toit de notre maison et je me suis demandée comment je pourrais vraiment me sortir de là pour de bon. Je n’en pouvais plus d’avoir la tête baissée, que l’on m’interdise d’avoir de l’ambition. »
Fuyant autant que possible le domicile familial, délaissant l’école coranique où ses questions sur les femmes et Israël agaçaient, Irshad Manji se réfugiera à la bibliothèque municipale, où elle dévorera les bouquins de religion et découvrira l’histoire de l’Ijtihad. « La bibliothèque, comme le collège me firent également prendre conscience que je faisais partie intégrante d’un monde libérale où l’on pouvait chercher et réfléchir comme on le voulait« , insiste Irshad Manji.
Une ligne téléphonique pour répondre aux questions sur la foi
Aujourd’hui, au-delà d’écrire et de diffuser ses idées partout où elle le peut – des colonnes du New York Times au plateau de CNN – Irshad Manji cherche surtout à être en prise direct avec ceux qui s’inscrivent dans la même démarche qu’elle, ceux qui veulent monter au créneau et défier le conformisme, ceux qui font preuve de moral courage comme elle le dit, reprenant ici une vieille formule de Bobby Kennedy. Ainsi, Manji a mis sur pieds ces dernières années un programme intitulé « Moral Guidance » – concrètement, une ligne téléphonique – qui permet à tous les Musulmans qui se posent des questions sur leur foi et leur pratique de la religion de trouver conseil.
« Le sujet principal dont on vient nous parler, c’est le mariage mixte indique Irshad Manji. Ces jeunes viennent nous voir pour trouver les arguments qui pourraient convaincre leurs entourages. Je me souviens de filles qui étaient dos au mur, dont les mères les menaçaient de les tuer, littéralement. »
Sur ce sujet, la militante a demandé à un imam progressiste américain de faire l’Ijtihad des versets du Coran généralement cités pour interdire les mariages mixtes. « Cet imam a réinterprété et même béni les mariages mixtes. Nous avons traduit la bénédiction en vingt langues et l’avons mis en ligne et c’est un record de téléchargement« , s’enthousiasme Irshad Manji. Prochain projet de notre musulmane éclairée : la sortie sur YouTube d’une mini série d’interviews d’anonymes, musulmans ou non, qui ont fait preuve à un moment de leur vie de « courage moral ».
« L’Islam a les bases et la matière nécessaire pour changer de l’intérieur »
Pour toutes ses initiatives, tous ses projets, Irshad Manji a souvent été associée à l’Indien Salman Rushdie ou encore à la Somalienne Ayaan Hirsi Ali, deux farouches critiques de la religion musulmane. C’est une erreur. Les deux derniers cités, eux, deux athées revendiqués, expliquent les dérives de l’Islam en se concentrant sur sa nature intrinsèque et cherchent à faire évoluer cette dernière de l’extérieur. Irshad Manji, elle, se situe à l’opposé. Fervente croyante, amoureuse et passionnée de l’Islam – elle porte une chevalière sur laquelle est gravée le nom d’Allah –, elle est certaine que « l’Islam a les bases et la matière nécessaire pour changer de l’intérieur« . C’est un point essentiel pour comprendre celle qui, régulièrement, se fait traiter d’islamophobe.
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