Cet historien de 61 ans, militant des droits de l’homme et membre de l’ONG Memorial, est détenu en Russie depuis huit mois pour une affaire qui semble montée de toute pièce. En cause, son travail pour exhumer les répressions de masses du stalinisme.
Il ne fait pas bon chatouiller les moustaches de Staline dans la Russie de Vladimir Poutine. Le destin de Iouri Alekseïevitch Dmitriev en est une preuve aussi triste qu’éloquente. Âgé de 61 ans, cet archéologue et historien spécialiste de la « Grande Terreur » – le massacre des « ennemis » du pouvoir soviétique ordonné par le « Petit père des peuples » d’août 1937 à novembre 1938 – est en « détention provisoire » depuis huit mois à Petrozavodsk, la capitale de la Carélie, dans le Nord-Ouest de la Fédération de Russie. Il a été arrêté en décembre 2016 sur la base d’une dénonciation anonyme, pour détention de « matériaux à caractère pédopornographique ». Un délit passible d’une peine de quinze ans de prison. Mais pour son avocat, comme pour de nombreux défenseurs des droits de l’homme membres de l’ONG Memorial – dont il dirige l’antenne en Carélie -, c’est un écran de fumée qui cache mal les motivations politiques de son arrestation.
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« Une accusation entièrement fabriquée »
« Il n’y a pas de doutes, pour des gens honnêtes, que ce soit un coup monté », estime ainsi l’historien spécialiste de l’Union soviétique Nicolas Werth, qui le connaît personnellement et qui a médiatisé l’affaire en France. « Plusieurs éléments permettent de croire que cette accusation est entièrement fabriquée, confirme la professeure en études russes, Cécile Vaissié, auteure de Les Réseaux du Kremlin en France (éd. Les Petits Matins). Le fait que l’association Memorial, qui le connaît depuis des années l’a déclaré ‘prisonnier politique’ est très significatif : Memorial ne fait pas ce genre de déclarations à la légère, et elle sait que, à travers Dmitriev, c’est aussi elle qui est visée ».
Les enquêteurs disent avoir trouvé sur l’ordinateur de Dmitriev des photos à caractère pédopornographique de sa fille adoptive, aujourd’hui âgée de douze ans. Mais il s’agirait en réalité de clichés destinés à l’organisme de protection des enfants adoptés, pour prouver que qu’elle grandissait normalement, comme l’explique son avocat, Viktor Anoufriev. Quand Iouri Dmitriev, qui a lui-même grandi dans un orphelinat, a décidé d’adopter la fillette en 2008, elle souffrait en effet de malnutrition. « Les pédiatres convoqués au tribunal ont confirmé que des médecins demandaient de photographier régulièrement des enfants malades afin de suivre leur évolution, et un sexologue a déclaré que les photographies n’avaient rien à voir avec de la pornographie », rapporte Cécile Vaissié. « L’expertise de l’accusation est soit incompétente, soit maligne », affirme donc l’avocat de l’accusé.
C’est que le travail méticuleux de Iouri Dmitriev a fini par en faire un élément gênant pour les autorités. Il a en effet passé ces trente dernières années à chercher les corps des victimes des purges staliniennes.
« C’est lui qui a découvert en 1997 la nécropole de Sandormokh, explique Nicolas Werth. C’est l’une des dix plus importantes fosses communes de la Grande Terreur, avec plus de 10 000 fusillés. Parallèlement, il a établi une liste des victimes de la répression en Carélie. Il en a fait un livre de mémoire régional qui contient plus de 40 000 noms ».
La mobilisation des « enfants » de la Grande Terreur
Cette liste, publiée peu avant l’arrestation de l’historien, a suscité une vague d’émotion en Russie. De quoi agacer le pouvoir de Poutine, au point que l’historien soit arrêté ? « Il ne faut pas nécessairement penser que la décision d’arrêter Dmitriev a été prise au niveau de Poutine, nuance Cécile Vaissié. Cela s’est peut-être fait au niveau des dirigeants de Carélie, irrités, d’une part, que les recherches de Dmitriev mettent en cause les ‘ancêtres’ du KGB et, d’autre part, qu’elles donnent l’image de la Carélie comme d’une région de fosses communes. »
Le sort de Dmitriev ne laisse en tout cas pas la société civile russe indifférente. Ainsi, malgré la propagande du régime, une pétition réclamant sa libération a obtenu plus de 30 000 signatures, et un groupe Facebook rassemble le noyau dur de ses soutiens. « Ce qui est très frappant, c’est l’engagement de l’élite du monde intellectuel russe en sa faveur : les femmes de lettres Lioudmila Oulitskaïa et Svetlana Alexeïeva, le politologue Kirill Rogov, le barde Iouli Kim, le critique Andreï Arkhanguelski, le dramaturge Alexandre Guelman, etc. Et puis, il y a aussi ces ‘enfants’, d’aujourd’hui 80 ans, qui doivent à Dmitriev d’avoir su ce qu’il était arrivé à leur père arrêté un jour de 1937, pour rien… Et, désormais, ils parlent », détaille Cécile Vaissié.
« Rien n’est facile dans la Fédération de Russie »
Dans une interview réalisée en 2009 à l’endroit où Dmitriev a exhumé le charnier de Sandormokh, il regrette le silence des autorités sur les crimes du stalinisme :
« Rien n’est facile dans la Fédération de Russie, et cette histoire non plus. En 1997-1998, lors des exhumations, nous avons ré-enterré dans une petite tombe les restes des personnes qu’on a retrouvées. Il a été décidé qu’un monument serait érigé ici […] mais dix ans se sont écoulés et rien ne s’est passé, aucun signe de mémoire. Les proches de ceux qui ont été fusillés, n’étant pas d’accord avec l’oubli des autorités, m’ont demandé d’aider à la construction du monument. Il a été érigé, financé par les orphelins des victimes. »
Si les autorités sont si peu scrupuleuses vis-à-vis de la mémoire des victimes des « opérations secrètes de masse » de Staline, c’est que Poutine s’applique depuis des années à effacer cette page de l’histoire russe – a fortiori à l’approche de la présidentielle russe de mars prochain. « La ligne politique de Poutine consiste à dire que le stalinisme a été globalement positif, car il a permis à l’URSS d’être une superpuissance, et lui a assuré sa victoire face à l’Allemagne nazie lors de la ‘Grande Guerre patriotique’, détaille Nicolas Werth. Il voit donc d’un mauvais oeil ceux qui fouillent dans cette histoire négative, accusés de dénigrer la nation ».
« Le traumatisme de millions de post-Soviétiques est réel »
Cette politique mémorielle a des conséquences concrètes. Récemment, un ancien goulag qui avait été transformé en musée en hommage aux victimes du totalitarisme a ainsi été fermé, puis transformé en musée en hommage aux structures qui assuraient la surveillance des détenus – « ce qui est assez logique, étant donné le parcours de Monsieur Poutine et de beaucoup parmi les élites politiques et économiques russes », remarque Cécile Vaissié.
« Il y a eu la volonté de donner aux Soviétiques et aux Russes post-soviétiques des raisons d’être ‘fiers’ de leur histoire au XXe siècle. Mais les centaines de milliers d’arrestations, d’exécutions sommaires et de déportations ‘gâchant le tableau’, les autorités préfèrent que l’on ne parle plus trop de ces répressions, résume la spécialistes en études russes. Parfois, elles les justifient : ces répressions auraient permis de se débarrasser de la ‘cinquième colonne’, mais cela passe de moins en moins, maintenant que les Russes en savent davantage sur leurs histoires familiales. C’est ce que j’avais appelé, dans un article, le ‘syndrome de la mauvaise ménagère’ : les autorités russes croient que ne pas parler d’un problème – le glisser, comme de la poussière, sous le tapis… – va le faire disparaître. Mais le traumatisme de millions de post-Soviétiques est réel, et il n’a jamais été traité de façon approfondie. »
Le cas Dmitriev en dit donc long sur le rapport douloureux que la Russie entretient avec son histoire. Alors que la perestroïka avait été l’occasion d’une première phase de reconnaissance des victimes du totalitarisme, et de recherches sur les disparus, le pouvoir de Poutine est revenu en arrière. Des ONG comme Mémorial ont alors pris en charge le travail de fouilles et d’archives pour faire toute la lumière sur les répressions soviétiques. « Sans cela, la Russie ne s’en sortira pas, conclut Cécile Vaissié. Parce que le message de ces répressions et du silence fait autour d’elle, c’est que la vie d’un Russe ne vaut rien. Et celle de milliers de Russes, pas grand-chose… C’est pourquoi l’élite du monde intellectuel russe, et pas qu’elle, se mobilise aujourd’hui autour de Dmitriev : l’enjeu est là. »
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