En fournissant aux journalistes citoyens et aux rebelles des moyens de communication sophistiqués, les activistes syriens en exil ont transformé internet, téléphones satellitaires et talkies-walkies en machines de guerre contre le régime de Bachar al-Assad.
Quel surnom veux-tu choisir ? « Abou Suleiman », a-t-il répondu sans même réfléchir. Un choix ambigu. Littéralement, « Abou » signifie « le père de l’homme de paix », mais il s’agit d’un nom de guerre très usité. Mahmoud Abbas, le chef de l’Autorité palestinienne, se faisait appeler Abou Mazen. Yasser Arafat, chef historique de la cause palestinienne, avait, lui, opté pour Abou Ammar. Un surnom en tout cas difficile à assumer aujourd’hui, même pour un Syrien qui a choisi de s’impliquer dans la « révolution ». Après plus d’un an et demi d’insurrection, transformée depuis en guerre civile, et un bilan qui dépasse les 30 000 morts, la paix paraît toujours plus lointaine. Le chaos s’est installé, les attentats se multiplient et les civils, pris entre deux feux, tentent de fuir ou, s’ils n’en ont pas les moyens, de survivre.
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Abou Suleiman n’appartient pas à cette catégorie. À 27 ans, ce Syrien, né en Hongrie, est déjà passé par la case prison. Il connaît la crasse des geôles syriennes, la cruauté de ses bourreaux et les tortures qu’ils infligent. Tout commence une nuit d’août 2011. Alors qu’il circule en mobylette, un camion lui bloque la route. Il est kidnappé par une quinzaine de civils, des loyalistes de sa ville, armés de fusils. L’activiste a la présence d’esprit de jeter son portable, un geste qui le sauvera. Les civils le livrent à l’armée.
« Dès la première minute, ils m’ont frappé, ont cassé mes lunettes et m’ont attaché, se souvient-il. Le plus gradé a gueulé : ‘Écrase ce salaud !’ et un char a roulé jusqu’à moi. Je me disais : c’est pas vrai, j’ai vu ça dans les films et je vais mourir. Le gradé m’a tiré vers lui juste avant que je ne me fasse écraser. »
Pendant deux mois, Abou Suleiman enchaîne les séances d’interrogatoire et subit humiliations, menaces et tortures. Son crime : avoir filmé les manifestations d’opposants syriens au régime de Bachar al-Assad pour les diffuser sur des sites de partage en ligne.
À sa sortie de prison, il veut prendre les armes mais sa famille et ses amis le persuadent de retourner à Paris, où il poursuit ses études. Le jeune homme qui parle anglais, français, arabe et hongrois pourra leur apporter une aide extérieure, pensent-ils. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Abou Suleiman s’investit dans un centre de presse. Sa mission, chercher des vidéos sur internet, les authentifier et les transmettre aux chaînes de télévision comme Al-Jazeera ou France 24. Le centre de presse diversifie ensuite ses activités et commence à acheminer des moyens de communication en Syrie. Il s’agit, au départ, de fournir un matériel plus performant aux journalistes citoyens. Dans certaines régions comme Deraa, Lattaquié ou Deir ez-Zor, le régime coupe systématiquement internet le vendredi, jour de prière mais surtout de manifestations qui, au fil des semaines, sont réprimées de manière de plus en plus violente. Grâce à ces technologies, les activistes peuvent bénéficier d’un internet haut débit. Ils se voient également équipés de terminaux satellitaires de type Astra et Bgan – le système Bgan, de la taille d’un petit ordinateur, contient un récepteur GPS et une carte de l’emplacement des satellites qui l’orientent automatiquement vers le signal satellitaire, ce qui permet aux activistes de filmer en direct, de diffuser en streaming les manifestations, et de rester en contact 24 heures sur 24.
« Aujourd’hui, on peut tout savoir des opérations militaires et de la situation sur le terrain, explique Abou Suleiman. On a envoyé plus de deux cents appareils en Syrie », poursuit-il.
Mais ces équipements et les communications valent très cher. Les terminaux coûtent entre 400 et 500 dollars. Avec Astra, la minute de communication s’élève à 1 euro. Et, pour un live streaming avec Bgan, il faut compter 17 dollars la minute. Autrement dit, une fortune.
Depuis Paris, le bureau recharge les comptes internet et achète le matériel qui provient de France, de Grande-Bretagne, de Hongrie et de Turquie. Abou Suleiman et ses collègues ont donc pour mission de récolter des dons.
Au départ, comme l’explique Abou Nina (1), l’un d’entre eux, l’équipe piochait dans ses économies. « À cinq, on a réussi à rassembler 50 000 euros. Ensuite, on a sollicité notre entourage et fait quelques emprunts. Mais on ne pouvait pas continuer comme ça », estime cet activiste franco-syrien. Petit à petit, le bureau diversifie ses sources de financement. « Aujourd’hui, l’argent provient à 85 % du Conseil national syrien », révèle Abou Nina. Ce même conseil finance ses activités grâce à des dons venus du Qatar et de la Libye. Qu’en est-il de l’Arabie Saoudite ? La monarchie wahhabite donnerait surtout de l’argent à l’Armée syrienne libre (ASL) pour notamment acheter des armes.
Le bureau de presse peut aussi compter sur la générosité de la diaspora syrienne établie aux États-Unis, en Europe et dans les pays du Golfe. Certains ne lésinent pas sur les montants. « Pendant six mois, le Koweït nous a donné jusqu’à 25 000 euros par mois », détaille Abou Suleiman. Parfois, les donateurs choisissent de soutenir une ville en particulier. C’est ainsi qu’un Syrien vivant à Washington aide uniquement la ville de Homs, rebaptisée, depuis mars 2011, la capitale de la révolution. Aujourd’hui, le bureau récolte plus de 100 000 euros par mois.
Quel rôle joue la France ? Selon l’activiste syrien, les services de renseignement donnent du matériel et de l’argent. Les sommes versées ne dépasseraient pas les quelque milliers d’euros. En juin dernier, Laurent Fabius déclarait que la France pourrait donner aux rebelles des moyens de communication pour les aider à prendre le dessus sur les forces du régime de Bachar al-Assad. C’était la première fois qu’un responsable français envisageait publiquement une aide matérielle à la rébellion armée contre le régime de Damas. En août, c’était fait. Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault annonçait que « sur le plan militaire », la France avait envoyé « à la résistance syrienne un certain nombre d’éléments non létaux c’est-à-dire qui ne tuent pas », avait-il cru bon de souligner. Et pourtant, ces équipements qui permettent indirectement de tuer davantage de soldats participent au cycle infernal de la violence.
Le manque de communication est le principal défaut des combattants syriens.
« Quand ils lancent une opération pour attaquer un check-point ou un centre militaire, ils doivent communiquer entre eux pour connaître à l’avance le mouvement des troupes », explique, en spécialiste, Abou Suleiman.
Les équipes stables, celles qui « défendent » les villes ou les villages, doivent aussi pouvoir communiquer. Ces hommes surveillent aussi les centres de presse dans lesquels les journalistes citoyens continuent à envoyer des vidéos sur les réseaux sociaux.
Depuis avril 2012, les activistes envoient des appareils dédiés aux combattants de l’ASL. Internet, téléphones satellitaires, talkies-walkies et même gilets pare-balles et lunettes de vision nocturne doivent leur permettre de marquer des points. L’ASL n’utilise plus aucun moyen de communication local. Ses combattants ont donc banni le téléphone portable et le fixe car ils savent qu’ils sont sur écoute.
Mais les talkies-walkies et les téléphones satellitaires ne règlent pas totalement le problème. Par satellite, même si le téléphone ne peut pas être mis sur écoute, l’appareil peut-être repéré. Il faut donc rapidement l’éteindre lorsque la conversation est terminée et très peu l’utiliser. Là aussi, les prix paraissent prohibitifs. Il faut débourser entre 500 et 1 000 euros pour un téléphone satellitaire. « Dans certaines villes, il y a un appareil pour une unité de 150 hommes », rapporte Abou Suleiman. Selon Abou Nina, il n’est pas question que ce soutien technologique à l’opposition syrienne se transforme en un quelconque soutien armé. « Nous sommes un mouvement pacifiste. Aujourd’hui, même si nous sommes plus indulgents vis-à-vis de l’apport en armes, il n’est pas question que l’on se mette à en livrer. »
Les équipements de communication sont acheminés en Syrie via la Turquie. « Le transport se fait en bus ou en avion, tout dépend de la quantité des livraisons », explique Abou Suleiman. Depuis le début de l’année, le trafic ne se déroule plus au Liban. La surveillance du Hezbollah, mouvement chiite qui soutient le régime syrien, se serait accrue. Lorsque le transport se fait en avion, les activistes bénéficient d’une sorte de passe-droit. Les autorités turques ferment les yeux et les bagages des activistes ne sont jamais fouillés. « S’il y a beaucoup d’équipements à livrer, j’engage un autre passeur », explique Abou Suleiman. L’activiste se déplace en Turquie une fois par mois. Lors de son dernier voyage, il a livré trente talkies-walkies, cinq terminaux Astra et dix téléphones Iridium. Ces derniers coûtent 1 200 dollars pièce et permettent de communiquer dans le monde entier. Ils sont souvent utilisés par des journalistes, des scientifiques et des militaires.
Une fois en Turquie, la marchandise est récupérée par des passeurs et acheminée en Syrie. Aujourd’hui, la frontière turcosyrienne étant en partie contrôlée par l’ASL, le passage est relativement sécurisé. « Il est plus facile de faire passer des choses à travers les frontières qu’à l’intérieur du pays », indique Abou Suleiman. Il y a encore un an, les activistes n’étaient pas aussi confiants. Karim se souvient de sa première livraison. Entre avril et juin 2011, l’activiste syrien s’est rendu cinq fois en Turquie. « Trois fois à Istanbul et deux fois à Diyarbakir », se souvient-il, une bière dans une main et une cigarette dans l’autre. Cette ville du sud-est de la Turquie est considérée comme la capitale du Kurdistan turc.
À cette époque, l’ASL n’existe pas et les moyens de communication sont destinés uniquement aux journalistes citoyens. « C’était avant que la Turquie soutienne la révolution syrienne. On avait très peu de contacts sur place. Les premiers voyages étaient stressants », confie Karim. À chaque fois, il récupère la marchandise dans l’un des deux aéroports parisiens. En Turquie, c’est un contact – dont il ne connaît pas la véritable identité – qui achemine les appareils en Syrie. À ce moment-là, la mission de Karim s’achève.
Aujourd’hui, Karim et ses collègues connaissent bien la position des autorités turques. Le sud-est du pays est devenu une terre d’asile pour les réfugiés et une base arrière pour l’opposition civile et armée. La Turquie a choisi de rompre ses relations avec le régime de Bachar al-Assad. Et, il y a quelques semaines, à la suite de la chute d’un obus de mortier sur un village frontalier, Ankara optait pour la riposte en tirant sur les positions syriennes.
1 Les prénoms ont été modifiés
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