A droite toute! De l’Europe à l’Asie, chez les intellectuels et les politiques, le virus se propage : le monde devient réac. Une dérive des idées qui contamine aussi la gauche.
En positionnant le curseur à gauche sur l’échiquier politique américain, l’arrivée au pouvoir de Barack Obama reste une anomalie de cette fin de décennie. Le “progressisme”, valeur idéologique dont il se veut le nouveau héraut, n’a la cote qu’aux Etats-Unis. Sur tous les continents, l’air du temps est plutôt saturé d’une odeur un peu pourrie, née d’une même obsession : le “procès des Lumières”, selon l’expression de l’historien des idées Daniel Lindenberg, auteur d’une enquête dans les sphères mondialisées du conservatisme politique et intellectuel.
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Egalité, démocratie, universalité des droits de l’homme, respect des minorités : les valeurs héritées du siècle des Lumières ne seraient qu’un pur simulacre, contre lequel s’élèvent de multiples théoriciens de la réaction, au nom d’une volonté de changement qui ressemble à un repli frileux sur des valeurs de droite. “La levée des tabous, la pose iconoclaste des briseurs du consensus “politiquement correct” restent la voie royale par laquelle s’engouffrent les idées rancies”, dénonce-t-il.
Daniel Lindenberg est l’auteur d’un essai marquant paru en 2002, Le Rappel à l’ordre – enquête sur les nouveaux réactionnaires, qui provoqua une déflagration dans le monde tranquille des intellectuels français – accusés pour une grande part, y compris à gauche, d’avoir succombé aux sirènes du néoconservatisme. Il récidive aujourd’hui, persiste, signe et creuse, en scrupuleux lecteur et observateur attentif des débats d’idées. “Les polémiques du Rappel à l’ordre sont derrière nous.” “Même mes détracteurs ont reconnu que je n’avais pas tort de constater le tournant réactionnaire des intellectuels, que les questions posées dans l’air du temps étaient de droite”, confie-t-il.
Sa nouvelle réflexion critique sur les dérives du débat intellectuel a consisté à élargir ses horizons géographiques et historiques. Afin de préciser l’archéologie de ce retour en force des réacs, de l’articuler à la vie contemporaine des idées et d’en soulever les similitudes par-delà les frontières. Car, autant que les capitaux, les biens ou les services, les idées circulent aussi, dans une pure logique transnationale. Les débats chinois renvoient aux polémiques franco-françaises, les querelles en Inde font écho à celles qui se jouent en Italie : à la carte géopolitique se superpose une carte idéologique qui, en dépit de contextes locaux spécifiques, dégage des problématiques similaires.
C’est cette “mondialisation des idées” que Lindenberg prend en compte dans son livre. “Les problèmes discutés sont identiques partout. On se réfère toujours aux mêmes auteurs. Darwin est discuté dans tous les pays. Charles Maurras est lu partout. Dans les débats chinois et japonais, les intellectuels qui se réfèrent au néoconservatisme qui leur est propre ont les mêmes auteurs de référence : Edmond Burke, l’un des fondateurs du conservatisme anglais au XVIIIe siècle, ou Leo Strauss, philosophe antimoderne américain du XXe siècle. En Inde, les durs de la droite citent Oswald Spengler, penseur clé de la révolution conservatrice allemande des années 20, auteur du Déclin de l’Occident…”, souligne Lindenberg.
“L’aspiration à une révolution conservatrice transpire aujourd’hui de toutes parts, des éditoriaux du Figaro à certains cercles intellectuels islamistes, en passant par les nouveaux nationalistes indiens, chinois et nippons, de toutes sortes de cénacles européens, sud-américains ou africains”, écrit-il en ouverture de son livre. Ce n’est donc pas une guerre de civilisations qui est en jeu ici, mais bien une guerre idéologique qui traverse chaque civilisation, chaque espace culturel, chaque champ politique : “Une guerre idéologique entre les idées des Lumières et ceux qui pensent qu’elles sont liquidées.”
Ce procès des Lumières s’articule autour d’un “programme” totalement décomplexé : la volonté d’instaurer une “modernisation réactionnaire”, c’est-à-dire “prendre à la modernité le progrès technique et scientifique pour le transplanter dans un corps qui est celui de la tradition.” Pour ce faire, la stratégie intellectuelle, aussi efficace que cynique, consiste à faire passer les progressistes pour des conservateurs étroits, et les conservateurs authentiques pour des femmes et des hommes de mouvement, voire de rupture. On connaît trop bien le refrain, tous les députés UMP le répètent à l’envi, de Jean-François Copé à Frédéric Lefebvre : le mouvement, ce sont eux qui l’incarnent, contre les réacs de gauche immobiles.
A force de l’entendre, une majorité de Français a fini par y croire. Un vrai tour de passe-passe aux allures d’arnaque. Les discours de Sarkozy, influencés par sa plume Henri Guaino, depuis sa campagne de 2007, illustrent pourtant la radicalisation conservatrice de la droite sous ses faux airs modernes. Son “conservatisme compassionnel” centré sur les victimes, son insistance sur le religieux dans l’espace public, sa croyance dans les déterminismes culturels irréductibles ou dans la prédisposition génétique au crime, sa critique de l’assistanat, son procès du relativisme des années 68, etc. forment un corpus cohérent, au point d’incarner ce que Lindenberg appelle “l’accomplissement français de la grande régression idéologique amorcée au seuil des années 2000”.
Le cas français, loin d’être isolé, prend place et sens dans un vaste mouvement international des idées. Partout, les passions politiques se greffent sur les épouvantails des années 2000 : immigration, islam, défense de l’identité nationale, refus de la repentance, haine de la démocratie – pour reprendre le titre d’un livre du philosophe Jacques Rancière. Les cibles des néoconservateurs américains apparus dès les années 80 – le New Deal, les sixties, l’Etat-providence, le “droit-de-l’hommisme”, le “précipice égalitaire”, la démocratie comme forme de société – se sont étendues à l’Europe et à l’Asie.
Ici et là, pour faire face aux supposées crises des identités nationales, qui ont des accents étrangement proches de tous les côtés de la planète, on met en avant l’exaltation de la nation, on vante la restauration de l’autorité, des valeurs familiales, on réaffirme la place de la religion… Le discours du Latran, prononcé par Sarkozy à Rome en 2007, insiste sur les racines chrétiennes de la France, réaffirme la supériorité des messages religieux sur le vide spirituel de l’héritage républicain, met en garde contre les virtualités totalitaires contenues dans la tradition des Lumières…Pour s’opposer à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, les racines chrétiennes de l’Europe servent d’arguments fallacieux. En Italie, le bestseller islamophobe d’Oriana Fallaci, La Rage et l’Orgueil, se vend en coffret, comme du Marcel Proust. L’obscénité de la haine des Lumières n’a pas de limite, surtout lorsqu’elle tente de réactiver une absurde guerre des religions.
Procès de l’individu démocratique, répugnance à l’égard du nihilisme moderne, insistance sur les racines spirituelles de toute nation : ce répertoire du néoconservatisme se partage aussi au-delà de son camp naturel. C’est l’une des spécificités de ce procès des Lumières que de toucher aussi une partie de la gauche, qui sur tous les continents semble prête à renoncer à elle-même en faisant siennes ces valeurs étrangères à son ADN. Dans un autre essai sur les dérives idéologiques des anciens maos français, Les Maoccidents, un néoconservatisme à la française (Stock), Jean Birnbaum en fait le constat amer. Parce que le néoconservateur français serait “un maoïste qui a perdu son peuple”, qui “est passé du culte de l’Orient rouge à la défense de l’Occident”, Birnbaum l’appelle “maoccident”. Contre les Lumières, qui prétendent “débarrasser l’individu des contraintes de la tradition”, ces anciens maos, militants de la “cause du peuple”, réaffirment le “primat de la communauté culturelle” et deviennent les militants de la cause des “origines”. Au point de dénoncer l’illusion des droits de l’homme et d’appeler à un réveil spirituel, qu’il s’incarne dans le Coran (Christian Jambet), la Bible (Guy Lardreau) ou la Torah (Benny Lévy, Jean-Claude Milner).
Pour l’auteur, ces nouveaux conservateurs issus de la gauche “n’ont jamais cessé d’articuler politique spirituelle et cléricalisme athée, passion de l’avenir et haine de la modernité”. Ils n’auraient donc pas vraiment viré à droite, n’ayant “jamais été de gauche”. A l’image de leurs figures de proue – de Benny Lévy à Jean-Claude Milner –, les “maoccidents”, vomissant le progressisme, sont passés d’une “scène marxiste” où le mot qui compte était révolution, à une “scène métaphysique” où l’on ne parle plus que de conversion.
Ce brouillage idéologique entre les positions gauchistes d’hier et celles conservatrices d’aujourd’hui valent aussi dans les autres pays. Daniel Lindenberg rappelle qu’en Chine beaucoup furent gardes rouges pendant la Révolution culturelle, puis démocrates pendant Tiananmen, avant de devenir patriotes à l’heure de la Chine capitaliste et ultranationaliste. Mais il serait exagéré de voir dans cette mondialisation des idées l’uniformisation, elle-même mondialisée, de la pensée politique. Daniel Lindenberg, prudent, y résiste et se félicite même des appels d’air – Obama aux Etats-Unis, Amartya Sen (théoricien du développement, prix Nobel d’économie) en Inde – qui relativisent la domination conservatrice dans le champ des idées. “Il n’y a pas d’hégémonie absolue de ce virage réactionnaire ; il y a un procès, mais qui n’est pas jugé. Le verdict n’est pas tombé”, confesse-t-il.
De ce point de vue, si la situation politique de l’Europe semble assez plombée par le vent de réaction qui y souffle et par l’état de décomposition des gauches gouvernementales, le cas américain reste un modèle à suivre. Arbre progressiste qui cache la forêt réactionnaire, la nouvelle politique menée par Barack Obama, avec toutes les résistances que l’on décèle déjà (comme la polémique sur la réforme du système de santé), pourrait bien devenir un laboratoire prophétique.
De Washington à Paris, de Rome à Pékin, Alger ou Téhéran, la guerre idéologique mondiale n’est pas terminée. Si l’expérience néoconservatrice américaine a donné aux divers courants réactionnaires mondiaux le cadre idéal pour éteindre les Lumières, l’expérience néoprogressiste américaine actuelle offre de quoi les rallumer
Le Procès des Lumières de Daniel Lindenberg (Seuil), 291 pages, 19 €
Les Maoccidents, un néoconservatisme à la française de Jean Birnbaum (Stock), 120 pages, 11 €
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