En matière d’usage photographique, Instagram est le signe de changements profonds dans les pratiques culturelles
Vu de loin, et par le prisme d’Instagram, on ne croirait pas qu’en passant de l’argentique au numérique, de la photographie individualisée à son partage en réseau, les choses ont beaucoup changé dans le monde de la photographie. Instagram a même pour fonction de nous faire croire le contraire. C’est l’art du trompe-l’oeil : avec cette application et sa gamme de filtres, on fait du vieux avec du neuf, du vintage avec les nouvelles technologies, et le présent ultraconnecté prend immédiatement les allures mi-saturées, mi-délavées d’un cliché Polaroid des années 70.
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Mais, si l’on y regarde de plus près, l’application Instagram, aussi gadget soit-elle, est l’indice de bouleversements profonds dans les conceptions, les droits et les usages de la photographie. Tentative d’explication Instagrammaticale.
1. Question simple : qui fait de la photo avec Instagram ?
Le photographe me direz-vous. D’autant qu’avec le format carré à l’ancienne et les couleurs densifiées, le premier venu se prend automatiquement pour William Egglestone ou Stephen Shore.
Erreur : l’application Instagram procède d’une série de logarithmes qui interprète votre image, en définit les profils de couleur et en équilibre la chromie. Donc, vous prenez certes la photo de vos pieds sur le sable, mais c’est Instagram qui fait toute l’esthétique de l’image.
Un renversement de situation explicité par Alex Guirkinger, profession photographe et contributeur régulier des Inrockuptibles : « Avec Instagram, on peut dire que la place du photographe est moins importante que l’esthétique nostalgique et vintage produite par le programme informatique. »
Derrière les tentatives de faire fructifier le business plan, les débats houleux provoqués par l’annonce selon laquelle Instagram pourrait revendre les images de tout un chacun portaient sur une conception renversante de l’auteur : la tentation était grande pour son fondateur, Kevin Systrom, de se déclarer détenteur des droits de toutes les images produites via cette appli. Et ce, au nom d’un argument simple : avec Instagram, c’est le logiciel qui fait l’image et son style. Ou pour le dire encore autrement : le droit d’auteur se déplace du geste à la technique.
2. Question plus complexe : qu’est-ce qu’une image générique ?
Car générée par un programme informatique, la photographie Instagram est surtout une image générique : les pieds sur le sable peuvent changer (tout le monde n’est pas Rihanna), n’empêche l’esthétique est toujours la même, vintage, publicitaire et un rien nostalgique, donnant au présent immédiat la matité du souvenir. Image collective : au fond, Instagram est l’équivalent photographique de Facebook (une timeline uniformise nos trajets de vies individuels) et du McDo (le même burger-frites partout dans le monde, avec des options double, Deluxe ou bacon en guise de filtres). C’est pourquoi ces clichés se partagent si facilement avec la planète web : Instagram est avant tout une plateforme d’images.
Les marques et les stars s’en emparent avec la possibilité de se fondre dans la masse de millions de personnes qui se retrouvent, dans une imagerie commune, en même temps que flatteuse. D’où un autre renversement de perspective, régulièrement explicité par le théoricien André Gunthert dans ses analyses « médiaculturelles » : « Internet, et particulièrement le web interactif, est en train de modifier en profondeur les pratiques culturelles. L’acte même du partage est devenu la signature de l’opération culturelle. » Beaucoup lus que la photographie elle-même.
3. Question pratique : bon alors, qu’est-ce que je fais de mon appareil photo tradi ?
Vous vous en servez pour faire des photographies qui n’ont, au fond, plus rien à voir avec les images produites et circulant via les smartphones et leurs applications. C’est autre chose. « On parle souvent d’un passage de l’argentique au numérique, confie Alex Guirkinger, mais à mon avis ce qui se joue ici c’est un vrai changement de médium, aussi radicalement différent que pouvaient l’être la photographie et la gravure. » Il y a d’ailleurs fort à parier que l’on verra la photographie numérique s’éloigner de plus en plus de la photographie argentique, comme on voit les images prises par Instagram évoluer plutôt vers la peinture, colorisation aidant. Car avec ses retouches, son travail de postproduction, avec ce nouveau métier que sont les opérateurs numériques, le numérique tord à loisir et à l’illimité ce qui est photographié. Le référent s’efface ou se distord. Ce n’est pas la fin d’une partie, c’est un autre jeu qui commence.
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