Si l’épidémie de coronavirus ravage actuellement les communautés noires et pauvres aux États-Unis, les inégalités et le racisme institutionnel dans la santé ne sont pas un phénomène nouveau. Un ancien Black Panther nous raconte.
Les bilans sont encore provisoires mais témoignent, déjà, et très nettement, du lourd tribut payé par les Africains-Américains. Aux Etats-Unis, 92 000 sont morts de l’épidémie de coronavirus. Selon le laboratoire de recherche APM, dans une étude parue le 20 mai 2020, le taux de mortalité lié au coronavirus des Noirs américains s’élève à 50,3 pour 100 000 habitants contre 20,7 pour les Blancs, 22,7 et 22,9 pour les Asiatiques et Latinos. Cette crise sanitaire ne fait que révéler les conséquences mortelles d’inégalités structurelles bien anciennes. Le droit à la santé et l’accès aux soins ont depuis longtemps préoccupé les militants pour la justice raciale. A la fin des années 1960, plus radical que le Mouvement pour les Droits Civiques qui le précède, le parti des Black Panthers développe une série de programmes sociaux révolutionnaires au cœur des communautés noires. Les distributions de nourriture ou de vêtements, les petits-déjeuners gratuits pour les enfants, les permanences juridiques et les programmes de santé sont au cœur de leur engagement pour l’égalité et l’émancipation des Noirs et des pauvres. Grâce à leurs campagnes de prévention, de vaccination, de dépistage, leurs cliniques gratuites et leur accompagnement individuel, les Black Panthers ont joué un rôle déterminant et ont facilité l’accès aux soins. Aujourd’hui, la crise sanitaire que nous traversons montre qu’il reste du chemin à parcourir. Mais alors que peut-on encore apprendre d’eux ? Âgé de seulement 15 ans lorsqu’il rejoint le parti des Black Panthers à New York en 1968, Jamal Joseph est également le plus jeune membre des Panthers 21, groupe de militants accusés de conspiration et collectivement acquittés deux ans plus tard. Engagé tout au long de sa vie, il est aujourd’hui éducateur à Harlem et professeur au département de cinéma de Columbia University. Il nous répond.
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Au début de l’épidémie du Covid-19, on a beaucoup entendu que nous étions tous égaux face à ce virus, qu’il ne discriminait pas mais, assez rapidement, les chiffres ont commencé à montrer que les Africains-Américains étaient surreprésentés parmi les victimes. Comment l’expliquez-vous ?
Jamal Joseph – Ce qui est intéressant c’est que, quand on a commencé à dire que le virus touchait sans discriminer les riches ou les pauvres, les démocrates, les républicains ou les socialistes, c’était une façon polie de dire que tout le monde devait se sentir concerné. Mais, rapidement, pour toutes les raisons qu’on connaît dans une société capitaliste et raciste, on a vu que ce n’était pas vrai. En plus du manque d’accès à la sécurité sociale, il y a trois éléments de base sur lesquels les militants insistent : un régime alimentaire équilibré, de l’exercice physique et du repos. Et ces trois choses sont absentes dans les quartiers pauvres. Mais c’est enraciné dans une histoire d’oppression et l’esclavage. Sur les bateaux, les esclaves ont reçu du sel et du stress et se sont retrouvés avec de l’hypertension, des problèmes cardiaques et de l’anxiété – certains des facteurs aggravants dans les infections de coronavirus. Pas besoin d’aller chercher plus loin les « prédispositions génétiques » à certaines maladies. Nous sommes brisés de n’avoir pas pu prendre soin de notre corps historiquement.
Vous vivez à Harlem à New York, comment votre communauté est affectée par cette épidémie ?
J’observe que le virus affecte plus les Africains-Américains oui… Mais je n’avais pas réalisé à quel point la situation était préoccupante jusqu’à ce qu’un de mes amis, qui travaille à l’hôpital de Harlem, dépose un lot de masques à ma porte. Il voulait que ma famille et moi restions protégés. Quand je l’ai appelé pour le remercier, il m’a dit que je n’avais aucune idée de ce qu’ils étaient en train de voir, qu’il y avait plusieurs camions stationnés au dehors pour stocker les corps.
Mais ça, c’est intéressant parce que ça raconte l’histoire de deux Harlems. Harlem est devenu le symbole que les inégalités sociales n’existent pas seulement entre quartiers mais au sein même de certains quartiers gentrifiés. Ceux qui peuvent vivre dans de beaux appartements ou dans des brownstones rénovées, ceux-là peuvent s’approvisionner au Whole Foods [supermarché bio ndlr] qui est maintenant présent à Harlem à cause de la gentrification ou au marché du West Side près de Columbia, ils peuvent se faire livrer de la nourriture… J’ai des amis, des voisins et des collègues qui n’ont pas eu à mettre les pieds dehors pendant des semaines ! Mais notre quotidien de famille noire de la classe moyenne est très différent des familles qui vivent littéralement dans le block d’à côté, dans un grand ensemble, où la densité oblige à une grande proximité. Pouvoir faire des courses sur son ordinateur, se faire livrer des légumes et manger sain, ce n’est pas qu’une question raciale, c’est aussi une question de classe sociale. Les disparités de santé entre les gens qui ont des plus hauts revenus et ceux qui vivent dans les logements publics, les immeubles de rapport ou les foyers pour personnes âgées sont réelles. Et ça se traduit concrètement par des familles chez qui tout le monde va à peu près bien, et d’autres juste à côté qui ont perdu leur grand-mère, leur cousin… Mais ce n’est pas à Harlem que c’est le pire. Nous « bénéficions » de la gentrification. A Amherst ou dans le Bronx, les Noirs et Latinos sont plus durement touchés.
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Ces données sur la surreprésentation des Noirs parmi les victimes du Covid ont semblé surprendre l’opinion publique. Pourtant, dès les années 1960, le parti des Black Panthers était très investi dans le droit à la santé, l’accès aux soins, la prévention…
Ce qu’on avait compris dans le parti des Black Panthers, c’est que si vous parlez de liberté, de libération ou de justice sociale à des gens qui se lèvent le matin en se demandant comment ils vont survivre ce jour-là, ces concepts peuvent paraître très abstraits ! La Liberté, pour quelqu’un qui se lève avec le ventre qui gargouille, c’est un repas. La libération, pour quelqu’un qui se réveille malade, n’a pas de docteur et ne fait pas confiance à son hôpital de quartier, c’est l’accès aux soins. La justice sociale pour quelqu’un qui a été expulsé, c’est un logement décent et sûr pour vivre. Donc très tôt nous avons compris qu’il fallait organiser les gens autour de leurs besoins. On avait un programme bien sûr, mais à travers notre programme nous voulions : servir la communauté dans laquelle nous vivions et avions grandi – et ça, on l’avait appris du Mouvement pour les Droits Civiques ; donner aux gens les moyens de leur propre libération et émancipation – il y avait d’ailleurs beaucoup de bénévoles qui nous soutenaient et qui n’étaient pas des Panthers ; et parmi les choses les plus importantes, nous voulions mettre en évidence les contradictions du capitalisme et le tort que ce système faisait aux classes populaires. Nous montrions aux gens que nous étions une association locale, sans moyens, et que pourtant nous trouvions le moyen de mobiliser des bénévoles et collecter des dons pour pouvoir distribuer des petits-déjeuners gratuits et ouvrir des cliniques ! Alors comment se faisait-il que le gouvernement le plus riche du monde n’y arrivait pas ? Il était pourtant bien capable de lever des millions et des milliards de dollars pour la guerre.
Comment avez-vous développé ces programmes et vos cliniques gratuites ?
Les petits-déjeuners gratuits ont une certaine renommée. C’était à la fois simple et difficile. Nous démarchions les églises et les centres sociaux pour demander à utiliser leur réfectoire. On a essuyé beaucoup de refus mais il suffisait d’un seul oui. Puis on demandait à des commerçants du quartier des dons de nourriture. On allait ensuite distribuer des tracts dans le quartier. On ne manquait pas d’enfants qui avaient faim par contre ! La première semaine on accueillait peut-être dix enfants, mais dès la fin du mois nous nourrissions une centaine d’enfants. Et six mois plus tard, ce sont autour de 500 enfants qui en bénéficiaient. Au plus haut du programme, nous servions des repas à 50 000 enfants dans tout le pays. Et c’est devenu le modèle pour tous les dispositifs actuels de petits-déjeuners et déjeuners gratuits. Ensuite nous avons fait la même chose avec les cliniques parce qu’on voyait bien qu’il y avait des problèmes de santé plus importants, que les gens souffraient d’hypertension, qu’il y avait des intoxications au plomb et de l’asthme dans des proportions très supérieures aux quartiers plus privilégiés. Là encore, c’est parce que les gens vivaient dans des immeubles sales, avec des rats et des cafards dans les murs…
On a donc développé le même modèle. Parfois, c’était juste le bureau des Panthers qui faisait office de clinique les samedis. On recrutait de jeunes docteurs et infirmières progressistes bénévoles leur jour de repos. On militait beaucoup autour des hôpitaux parce qu’ils avaient très mauvaise réputation. L’hôpital de Harlem était surnommé « la boucherie ». Il y avait quelques bons médecins, horrifiés par ce qu’ils voyaient et qui se souvenaient avoir fait médecine pour soigner les gens, mais la plupart s’en foutaient. Les gens y étaient mal traités. Une de mes premières expériences avec le Parti c’était en 1968 quand une femme s’était présentée à notre local avec sa fille de 9 ans tremblant de douleur. La petite faisait une crise de drépanocytose mais à l’hôpital, les médecins l’avaient renvoyée en disant que c’était psychosomatique. C’était la première fois que j’entendais parler de cette maladie. Avec Afeni Shakur, la mère de Tupac et Lumumba Shakur, nous l’avons enveloppée dans une couverture et escortée jusqu’aux urgences de l’hôpital. Quand le médecin est arrivé, devant tous les autres médecins blancs qui voyaient cette petite fille entourée de Panthers et de sa mère, nous avons exigé qu’il la soigne immédiatement ou il aurait affaire à une « émeute psychosomatique » !
Que reste-t-il des engagements des Black Panthers en faveur de la santé ?
La Déclaration des Droits du Patient présente aujourd’hui dans toutes les salles d’attente a été écrite par les Black Panthers et les Young Lords ! Mais les Black Panthers étaient aussi les premiers à faire des campagnes de dépistage de la drépanocytose. C’était important. C’est une maladie incurable mais quand on sait qu’on en est atteint, on peut adopter des mesures de prévention : boire beaucoup d’eau, limiter le sucre et le sel… Si j’avais imaginé que quelques années plus tard je serai père d’un enfant atteint de cette maladie ! Mon fils est devenu militant lui aussi et a participé à l’organisation d’une conférence internationale dédiée à cette maladie. Le tout premier conférencier, un vieil hématologue blanc qui avait consacré sa vie à la recherche sur cette maladie a déclaré en ouverture : « sans les Black Panthers, le dépistage et la sensibilisation à la drépanocytose n’en seraient pas là aujourd’hui. Ils ont été les premiers à attirer l’attention du pays sur cette maladie et à pratiquer des tests. » Les tests d’ailleurs, c’est un mot-clé qui résonne aujourd’hui au sujet du coronavirus ! Les Black Panthers et les jeunes soignants qui travaillaient avec nous l’avaient bien compris, c’était important de tester et traiter la communauté. Et pour cela il faut être présent sur le terrain. Partir des besoins du peuple. Toujours.
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