Le mouvement Black Lives Matter et les manifestations contre les violences policières sont l’occasion de revenir sur la condition noire et le racisme systémique en France. L’actrice Yasmine Modestine publie un ouvrage sur les femmes noires au théâtre qui interroge aussi la hantise du métissage et du “passing”.
“Nous sommes tous métis, fruits d’un mélange”, rappelle d’emblée Yasmine Modestine, en précisant que “dans un cadre colonial, le métis, c’est le désordre, celui qui trouble les pistes entre deux mondes”. Dans son récent essai Noires mais blanches, blanches mais noires (éd. L’Harmattan), la comédienne et chanteuse analyse l’effacement et le blanchiment des femmes noires au théâtre. Elle-même métisse, elle se souvient : “Au conservatoire, je voulais jouer Cléopâtre – une Egyptienne de carnation foncée – et les élèves m’ont proposé de jouer… l’esclave.” Son précédent livre, Quel dommage que tu ne sois pas plus noire (2015, éd. Max Milo), préfigurait l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier (2018, éd. Seuil) sur le racisme systémique dans la culture.
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En anglais, le terme “passing”, soit “passer pour” en français, signifie incarner la norme majoritaire aux yeux de la société : il désigne moins l’identité ethnique que la perception de la race comme une position sociale, par autrui. En France, les mariages mixtes ont longtemps été interdits par la loi et le Code noir (de 1685, révisé en 1778), puis réprouvés par la morale. Aux Etats-Unis, dans les Etats du sud, le métissage a notamment été interdit par la ségrégation et les lois Jim Crow de 1876, ce qui n’a pas empêché des enfants de naître d’unions, et de viols. Le mariage dit interracial a été légalisé après la décision “Loving v. Virginia” de la Cour suprême, en 1967.
Hiérarchisation des individus
La hantise du métissage comme souillure ne date pas de l’esclavage et de la colonisation européenne du XVIe siècle, mais remonte à l’Antiquité – les textes littéraires en attestent. Ainsi, la pièce de Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, inspirée des écrits de Plutarque, raconte précisément la crainte de la rencontre entre ces deux personnages historiques : “Antoine est un Romain. A l’époque romaine, la notion de race ne renvoie pas à la couleur de peau mais à la lignée, aux héritiers que l’on va laisser. Les Egyptiens sont vus comme des barbares, donc on ne se mélange pas, ce serait une hérésie”, explique Yasmine Modestine. D’ailleurs, la pièce restera quasi invisible sur les scènes pendant longtemps.
L’invention moderne de la notion de race qui s’ancre dans les discours coloniaux trahit aussi la peur du mélange : selon les textes scientifiques racistes, les populations colonisées étaient soupçonnées de vouloir “s’améliorer”, c’est-à-dire de “perfectionner la qualité de leur race” en mêlant leur sang à celui des colons. Pour le médecin et théoricien de l’eugénisme Charles-Augustin Vandermonde, le résultat était un sang dégénéré : “De ces assemblages mal assortis, on a vu naître des individus d’une espèce différente.” La chercheuse Elsa Dorlin rappelle dans La matrice de la race (2009) l’origine infamante du mot métis : “Les termes ‘métis’ ou ‘mulâtre’ ont été créés pour désigner les enfants des Espagnols avec des Indiennes ou des esclaves africaines. Le terme ‘mulâtre’ vient du portugais ‘mulato’, terme inspiré du castillan et qui désigne le mulet, animal stérile issu de l’union d’un âne et d’une jument ou d’un cheval et d’une ânesse. Traiter les enfants des colons et des esclaves de ‘mulâtres’, d’hybrides stériles, s’apparente de la part de la société esclavagiste à une attitude de conjuration face à l’importance grandissante, dans les colonies françaises, de la population ‘mulâtre’.”
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Cette hiérarchisation des individus ainsi que leur assignation à la stérilité produira, dans les représentations culturelles, la figure dite du métis tragique, ou “tragic mulatto” : des personnages pervers, violents ou suicidaires punis par la fiction lorsque leur vrai visage est découvert. Aux Etats-Unis, ces Noir·es à la peau claire sont appelé·es “whiteniggers” et sont les protagonistes d’une nouvelle de l’autrice abolitionniste Lydia Maria Child, The Quadroons (1842), qui relate les sévices endurés par cette progéniture jugée indésirable. En France métropolitaine, on peut citer le cas d’Ourika, au XIXe siècle, petite fille sénégalaise “offerte” en cadeau à une famille d’aristocrates français et qui va grandir dans le luxe sans pouvoir jamais appartenir vraiment à la bonne société. Son histoire, relatée dans une nouvelle par une certaine Madame de Duras en 1823, sera déclinée au théâtre, où la jeune héroïne deviendra, comme par magie… blanche.
Clandestinité
Les auteur·trices de la période romantique, “qui aiment l’impur”, seront fascinés par cette figure repoussoir, rappelle Yasmine Modestine. Les femmes métisses incarnent quant à elles un paradoxe, à la fois soupçonnées de stérilité et d’hyper-sexualisation, la peur de la prostitution n’étant jamais loin. Pas un hasard selon la comédienne si la Dame aux camélias, portrait d’une prostituée, a été écrit par Alexandre Dumas fils, lui-même « octavon » (issu d’une union entre « quarteron » et blanc.he) : “Chez lui, la couleur noire ne se voit plus, il passe pour blanc.” Rappelons qu’Alexandre Dumas père était métis, « quarteron » (issu d’une union entre « mulâtre » et blanc·he), et fut en son temps la cible de nombreuses caricatures racistes.
Au cinéma, ces personnages seront invisibilisés car leur représentation à l’écran fut longtemps prohibée par le code Hays, le code de censure hollywoodien appliqué à partir de 1934. Ce déchirement, à cheval entre plusieurs identités, fait l’objet du somptueux mélodrame de Douglas Sirk, Le Mirage de la vie (1959), dont voici le pitch raconté par Yasmine Modestine : “La fille de la servante noire est blanche et tombe amoureuse d’un Blanc. Elle est blanche de peau mais on va révéler, qu’au fond, elle est noire. Elle va finir par haïr sa propre mère.” Pour certain·es critiques, cette figure de métisse tragique est actualisée par Halle Berry dans A l’ombre de la haine (2001), le film qui fit d’elle la première comédienne noire à obtenir un Oscar pour un rôle principal.
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Cette condition inconfortable, la chercheuse Chantal Jaquet la rattache au parcours des transfuges de classe dans son essai Les transclasses : déni des origines (2014, éd. PUF). Elle parle même de clandestinité : “Cette crainte d’être vu en mauvaise compagnie, de voir ses origines démasquées, qui conduit à être sans cesse sur le qui-vive et à pratiquer la dissimulation, est une des caractéristiques propres au passing.” C’est le cas du roman La tache de Philip Roth, dans lequel un professeur d’université accusé de racisme dissimule ses origines afrodescendantes.
Le coût social du métissage et du “passing”
Selon le Pew Research Center, les mariages mixtes représentaient 17 % des unions aux Etats-Unis, en 2015. Les discours sur la pureté de la race ont, en grande partie, cédé la place à un racisme et à une négrophobie plus insidieux : on continue ainsi de préférer les carnations claires à l’écran et de fétichiser les enfants métis vus comme naturellement, biologiquement, plus beaux. Il reste un coût social au métissage et au “passing” : les personnes concernées ne rentrent pas dans des catégories prédéfinies. Elles se voient soit soupçonnées de dissimulation, soit accusées de ne pas subir les mêmes discriminations que d’autres personnes racisées et de jouir d’un privilège, le privilège blanc. Cela suscite d’innombrables questionnements : faut-il s’identifier davantage à une ethnicité qu’à une autre ? Comment choisir ou s’aligner sur l’une ou l’autre des communautés ? Est-ce un motif de honte ou de fierté (en témoigne le hashtag #biracialpride) ? Si des personnalités comme Barack Obama ou Mariah Carey ne cachent pas leurs origines familiales, d’autres vivent dans la crainte d’être “outé·es” sans leur accord, sur Internet.
Un entre-deux qui questionne aussi la participation politique et militante : “Blanche et métisse, je cherche ma place dans la lutte anti-raciste”, écrit ainsi Océane sur le site Madmoizelle.com. La communauté LGBT + s’est également approprié ce stigmate comme moyen de résistance ou de survie. Elsa Dorlin rappelle en effet que “la stratégie du ‘passing’, initialement inscrite dans le contexte étasunien du système ségrégationniste, est aujourd’hui revendiquée par les personnes trans : ‘passer pour’ un homme ou une femme équivaut à tenter de passer pour réaliste”. Et donc, de satisfaire encore et toujours, des critères souvent archaïques et contradictoires de la société.
Noires mais blanches, blanches mais noires, de Yasmine Modestine, éd. L’Harmattan, 174 pp, 19€, sorti le 3 juin
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