Depuis le 8 novembre, un étudiant de Lyon est entre la vie et la mort à l’hôpital, brûlé à 90 % après s’être aspergé d’essence et avoir mis le feu à ses vêtements devant le bâtiment du Crous. Julie Le Mazier, chercheuse en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste des mobilisations de la jeunesse, détaille la situation de vulnérabilité matérielle des étudiants.
“Aujourd’hui je vais commettre l’irréparable”. C’est ainsi que commence la lettre postée sur Facebook par l’étudiant qui s’est immolé par le feu, devant le bâtiment du Crous, à Lyon, le 8 novembre. Âgé de 22 ans, militant à Solidaires Etudiant-e-s, il explique viser symboliquement “le gouvernement” par son geste, qu’il accuse de l’avoir placé dans une situation de précarité intenable : “Cette année, faisant une troisième L2, je n’avais pas de bourses, et même quand j’en avais, 450 €/mois, est-ce suffisant pour vivre ?”.
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Depuis, des étudiants se mobilisent partout en France, dénonçant le “silence” des pouvoirs publics, et se ralliant à sa dernière phrase : “Mon dernier souhait, c’est aussi que mes camarades continuent de lutter pour en finir définitivement avec tout ça.”
La sociologue Julie Le Mazier, spécialiste des mobilisations de la jeunesse et membre de Sud Education, revient sur cet événement, sa réception politique, et ses suites.
Le 8 novembre, un étudiant de 22 ans a tenté de mettre fin à ses jours en s’immolant par le feu devant le Crous de Lyon. Dans un message publié sur Facebook, il accuse “Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE” de l’avoir tué, “en créant des incertitudes sur l’avenir de tous·tes”. Il ne touchait plus de bourse. Comment recevez-vous cet acte désespéré ?
Julie Le Mazier – Ce drame inouï doit nous inquiéter, en ce qu’il peut être révélateur de la façon dont une partie de la jeunesse vit le traitement dont elle fait l’objet par les gouvernements successifs, dont elle perçoit les chances qui lui sont offertes de bénéficier de cette période décisive de construction de soi et de son avenir. Une partie de la jeunesse, c’est-à-dire celle qui ne bénéficie pas d’un héritage économique, ou culturel, au sens de la culture “légitime”, valorisée à l’école, transmis par la famille.
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Le secrétaire d’État à la jeunesse Gabriel Attal, comme la secrétaire d’Etat Amélie de Montchalin, estiment qu’on “ne peut pas dire qu’il s’agit d’un acte politique”. Qu’en pensez-vous pour votre part ?
S’ils veulent dire par là qu’on ne peut pas le généraliser comme un mode d’action politique, personne n’en disconvient. Si en revanche il s’agit de nier la portée politique que cet étudiant a lui-même souhaité donner à son acte en publiant une déclaration en ce sens sur Facebook, en choisissant le lieu du Crous, alors il s’agit d’une stratégie classique de dépolitisation de la part de ceux qui sont pointés comme responsables.
Classique, parce que les revendications émanant de la jeunesse, même étudiante, sont généralement disqualifiées de cette façon par les gouvernants. Il y a une condescendance vis-à-vis de celles et ceux qui seraient trop jeunes pour être des citoyens ou des adultes à part entière, compétents pour s’exprimer sur des sujets de société qui pourtant les concernent directement. C’est aussi une stratégie tristement classique si on la compare au traitement souvent réservé par les employeurs aux suicides et tentatives de suicide en lien avec le travail. Ils invoquent alors des causes de type psychologique de façon à diminuer leur propre responsabilité et étouffer les mouvements de solidarité qui pourraient se construire avec le ou la collègue.
Etudiant immolé par le feu à Lyon : "Je ne pense pas qu'on puisse dire que ce soit un acte politique. Ce que je trouve dangereux c'est que […] certains groupuscules, militants, se servent de cet événement" déclare .@AdeMontchalin #BonjourChezVous pic.twitter.com/TArItuvqHl
— Public Sénat (@publicsenat) November 13, 2019
Derrière cet “élément de langage” du gouvernement, il y a aussi une critique qui consiste à accuser les organisations étudiantes de “récupération politique” de l’événement. Or l’étudiant qui s’est immolé était membre d’un syndicat, Solidaires-Étudiant-e-s. On peut difficilement reprocher à ses adhérents d’exprimer leur solidarité avec leur camarade.
“La vulnérabilité matérielle d’une partie des étudiants est un problème ancien, mais qui s’aggrave.”
La vulnérabilité matérielle des étudiants s’est-elle accentuée ces dernières années ? Les organisations étudiantes parviennent-elles à se faire entendre sur l’urgence de la situation ?
La vulnérabilité matérielle d’une partie des étudiants est un problème ancien, mais qui s’aggrave. Par exemple, les prix des loyers ont augmenté dans les villes universitaires, beaucoup plus rapidement que le montant des bourses. Un peu moins de la moitié des étudiants exerce une activité rémunérée à côté de ses études pendant l’année universitaire (46 %), hors “jobs étudiants” pendant les vacances. C’est un chiffre stable sur la durée. Seulement, on peut difficilement s’en satisfaire quand on sait que par ailleurs cela diminue leurs chances de réussir leurs études, produisant des inégalités entre les étudiants. En 2016, selon l’Observatoire national de la vie étudiante, 23 % des étudiants déclaraient avoir été confrontés à d’importantes difficultés financières durant l’année.
Sur ce sujet, les organisations étudiantes ne sont pas entendues. Dès les années 1960, dans les premiers temps de la massification scolaire, l’Unef revendiquait une allocation d’études pour permettre à tous les étudiants de pouvoir s’y consacrer dans de bonnes conditions. C’est une revendication historique et argumentée du mouvement étudiant, sous différentes déclinaisons (allocation d’études, salaire étudiant…), qui n’a jamais été considérée sérieusement par les gouvernements successifs.
Quelles sont leurs revendications plus largement ?
Les organisations étudiantes revendiquent l’augmentation des bourses sur critères sociaux, la création de logements universitaires, la gratuité de l’enseignement supérieur, au lieu de l’augmentation des frais d’inscription qui est plutôt l’option adoptée par le gouvernement, et parfois la gratuité des transports.
Au-delà de ces revendications immédiates, elles ont théorisé depuis la Charte de Grenoble, un texte fondateur du syndicalisme étudiant adopté par l’Unef en 1946, dans l’esprit de la Résistance, que les étudiants étaient des “travailleurs” comme les autres, qui contribuent en se formant à la richesse du pays. À ce titre, ils devraient bénéficier de la solidarité des salariés entre eux, par exemple par la création d’une nouvelle branche de la sécurité sociale, au lieu que les dépenses d’éducation soient prises en charge par les familles. Ce n’est pas une idée dans l’air du temps, mais elle n’est pourtant pas incongrue dans un pays riche comme la France pour lequel les “dépenses” liées à la formation devraient être considérées comme un investissement.
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Quelles sont les réformes qui ont fait empirer la situation des étudiants ?
Une série de réformes ont aggravé ces dernières années la compétition scolaire et la sélection dans l’enseignement supérieur. Les étudiants sont sélectionnés à différentes étapes de leur parcours, et depuis 2018 y compris pour accéder à l’université, avec Parcoursup.
C’est le choix qu’a fait le gouvernement, au lieu de créer les places nécessaires pour accueillir tous ceux qui souhaitent poursuivre leurs études, en construisant des universités, en recrutant du personnel. On sait que cette sélection favorise avant tout les mieux dotés socialement, les “premiers de cordée” chers à Emmanuel Macron. Ces réformes n’ont pas d’effet direct sur les conditions matérielles de vie des étudiants, en revanche elles aggravent le stress lié aux études, donc l’angoisse qui peut naître quand on le conjugue avec des difficultés financières, quand on voit qu’on va se retrouver “hors-jeu” de la compétition universitaire parce qu’on doit travailler à côté, boucler ses fins de mois.
“Beaucoup d’étudiants ne connaissent pas les aides, notamment d’urgence, auxquelles ils ont droit.”
La précarité est-elle un sujet tabou pour les étudiants qui se retrouvent eux-mêmes dans des situations ingérables financièrement ?
L’image d’Épinal de la “bohème étudiante” laisse penser que la pauvreté de ces jeunes serait un passage obligé, qu’on se remémore avec légèreté une fois installé dans la vie professionnelle. Cela masque les inégalités de classes sociales qui traversent la population étudiante et conditionnent ses chances dans l’enseignement supérieur, donc ensuite sur le marché du travail. Cela délégitime aussi les aspirations à vivre dignement pendant ses études.
Beaucoup d’étudiants ne connaissent pas les aides, notamment d’urgence, auxquelles ils ont droit. Elles ne sont cependant pas suffisantes à couvrir les besoins. L’étudiant qui s’est immolé à Lyon était syndicaliste, il n’était pas isolé, il connaissait sans doute les leviers à actionner, et pour autant il n’en a pas bénéficié. Les universités, les Crous, disposent de trop peu de moyens.
En même temps, le thème de la précarité est très investi dans les mobilisations étudiantes, et l’a parfois été avec succès. En 1994 contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP), en 2006 contre le Contrat première embauche (CPE) – des contrats de travail défavorables et réservés à la jeunesse -, des mouvements de la jeunesse scolarisée ont réussi à faire plier des gouvernements. Ils ont, ce faisant, imposé dans l’espace public le problème de leurs conditions matérielles d’existence.
Les syndicats doivent décider de la suite. Dans l’histoire des mobilisations étudiantes, un tel événement s’est-il déjà produit ?
À ma connaissance, c’est la première fois en France qu’un étudiant s’immole par le feu en dénonçant la précarité qu’il subit. Aucune expérience militante, aussi longue soit-elle, ne prépare à affronter un événement de cette gravité.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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