Comment montrer la réalité de la guerre quand les armées contrôlent les images ? Fiction, immersion ou témoignage de vétérans meurtris : trois formes narratives pour aborder la guerre frontalement.
En Irak et en Afghanistan, la guerre sévit depuis plusieurs années à l’abri des regards extérieurs. Juste quelques images, à défaut d’images justes, donnent une représentation partielle du conflit. Sur le mode classique de la représentation déplacée du réel vers l’imaginaire, la fiction compense les rares reportages documentés. Comme si le cadre réaliste dans lequel s’incarne la vie quotidienne des soldats américains, anglais ou français mobilisés là-bas n’avait comme recours que la voie romanesque, fût-elle ultraréaliste, à l’image du film de Kathryn Bigelow Démineurs ou des séries saisissantes Generation Kill de David Simon et Ed Burns et Over There de Steven Bochco.
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La nouvelle fiction télé écrite par Peter Bowker (Blackpool) pour la BBC, Occupation (2 x 90) s’inscrit dans ce filon narratif visant à restituer la brutale matérialité de la guerre en Irak et à évoquer les conditions de vie des soldats engagés dans un conflit dont ils ne saisissent pas toutes les logiques politiques. Faire la guerre, c’est leur métier, et c’est à son seul périmètre que s’attache le réalisateur Nick Murphy à travers les mouvements de trois soldats britanniques, présents sur place dès l’invasion de Bassora en 2003.
« Le problème, c’est qu’on devient fou là-bas »
Au son de Massive Attack (le splendide Teardrop), le film pose d’emblée avec une scène d’attentat le ton suffocant du récit : les attaques massives, les prises d’otages sauvages rythment le quotidien de soldats captifs du chaos de la guerre. « Le problème, c’est qu’on devient fou là-bas », clame l’un des trois héros, Danny (Stephen Graham), le plus cynique d’entre eux qui a compris que la guerre était aussi l’occasion de mener un business dans le domaine de la sécurité privée. Par contraste, les deux autres affichent une droiture morale plus prononcée, même si Mike, père de famille à Manchester (James Nesbitt), s’égare dans une histoire d’amour contrariée avec une soignante irakienne (Lubna Azabal).
La part la plus réussie du film tient dans son évocation du climat mental et des espaces dans lesquels se déploie la guerre. La nervosité de la réalisation de Murphy, assez pop (à l’image de la BO, avec entre autres The Jam !), ne parvient quand même pas au niveau des téléfilms de Peter Kosminsky, dont Warriors (sur la guerre en ex-Yougoslavie) reste une référence inégalée en matière de fiction documentée sur la guerre.
Une autre manière d’évoquer la guerre en Irak consiste à évaluer ses traces indélébiles sur les corps et les esprits des soldats revenus chez eux. C’est cette entreprise de révélation des blessures secrètes qu’a entrepris Olivier Morel dans un beau documentaire, L’Ame en sang, nourri de témoignages bouleversants de ces vétérans de la guerre d’Irak, dont certains n’ont même pas 30 ans. Tous ici mettent à nu leurs syndromes posttraumatiques, baptisés « PTSD », des névroses de guerre spécifiques, qui les minent dans leur vie civile.
23 suicides de marines par jour
Olivier Morel rappelle qu’aucun conflit dans l’histoire américaine n’a engendré une telle vague de suicides parmi les marines : on en compte aujourd’hui 8000 par an, soit en moyenne 23 par jour ! La voie testimoniale empruntée ici dessine de manière très forte l’épreuve de la guerre dont Barack Obama voudrait enfin sortir. Blessée, l’Amérique panse ses plaies avec ces paroles déchirantes de soldats à qui il ne reste que des cauchemars comme souvenirs de leur engagement. Pas besoin de filmer au plus près la guerre pour sonder ses visages : la parole de ces rescapés suffit à en dire l’essentiel. Le trauma a valeur de signifiant.
Autre documentaire, C’est pas le pied, la guerre ? (visible sur Pluzz.fr), offre un espace de confession à des soldats français revenus d’Afghanistan où, comme en Irak, les troupes de l’Otan sont considérées comme des forces d’occupation. Plus que des témoignages à froid de deux soldats, recueillis plusieurs mois après leur retour en France et leur départ définitif de l’armée, le document révèle des images inédites filmées pendant la guerre par les soldats eux-mêmes.
Le réalisateur Fred Hissbach les interroge pour mieux contextualiser leurs paroles et éclairer les conditions dans lesquelles les images ont été tournées, souvent à l’arrache. Les deux complices ont ainsi accepté de dévoiler, à travers leurs témoignages échappant à leur hiérarchie, la réalité d’une guerre dont les échos médiatiques restent soigneusement contrôlés par l’armée française.
Des combats, filmés sur le vif, aux temps morts passés au camp à ne rien faire et attendre l’excitation des armes (le titre reprend l’exclamation, entre ironie et pulsion guerrière, d’un soldat lors d’une intervention) de leur frustration sexuelle à leurs bavures militaires, les deux soldats ne dissimulent rien des petites misères de la guerre. Ils la filment frontalement, presque naïvement comme s’ils filmaient leurs vacances sous un soleil plombant, comme le feuilleton d’un long ennui rythmé par les attaques régulières contre les talibans menaçants. Cette manière singulière de raconter la guerre révèle autant la désinvolture des combattants que l’absurdité du c onflit qui les entrave.
Volées ou recomposées, brutes ou fantasmées, les images qui composent ces trois films partagent toutes ce dégoût d’une guerre que rien, pas même la lutte contre le terrorisme, ne justifie à la lumière de ce qui s’y joue.
Jean-Marie Durand
Occupation vendredi 30 septembre sur Arte à 20h40 (éditée en coffret DVD chez Arte éditions et Koba films) L’Ame en sang vendredi 30 septembre sur Arte à 23h35 C’est pas le pied, la guerre ? Journal filmé de soldats français en Afghanistan, jeudi 29 septembre sur France 2, à 23h, visible sur Pluzz.fr
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