A l’initiative de plusieurs intellectuels, une cagnotte en ligne de soutien aux cheminots grévistes a été lancée le 23 mars. A ce jour, plus de 300 000 euros ont été récoltés, fruit de la participation de plus de 10 000 personnes. On a interrogé plusieurs d’entre elles sur leur motivation à être solidaires du mouvement.
Avec 300 000 euros, on peut faire plein de choses – enfin, on imagine. Avec une telle somme, on peut payer pendant six mois une dirigeante de la SNCF, comme par exemple Florence Parly, depuis devenue Ministre des armées, qui reçut un tel salaire au titre de cette fonction en 2017. On peut aussi payer pendant un an Guillaume Pépy, actuel PDG de la société ferroviaire (rajoutez tout de même 150 000 euros à ce chiffre). Ou alors, à l’image de Jean-Marc Salmon, on peut destiner cet argent au soutien financier des cheminots en grève depuis le 3 avril.
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A l’heure où sont écrites ces lignes, c’est en effet un peu plus de 300 000 euros qui ont été récoltés via une cagnotte en ligne mise en place par le chercheur, le 23 mars. Lancée avec d’autres intellectuels – Philippe Corcuff, Laurent Binet, Annie Ernaux, Leyla Dakhli… – cette initiative, d’abord relayée sur un blog Mediapart, vise à ce que “le mouvement puisse durer”. D’où l’intérêt d’aider financièrement les cheminots – des caisses de solidarité ont déjà été créées par les syndicats -, lancés dans un bras de fer censé durer 36 jours avec la majorité LREM : ces derniers ne perçoivent en effet pas leur salaire les jours de grève, voient une réduction de leurs primes mensuelles et leurs jours de RTT décomptés. Prenant l’exemple des grèves de 1968 et de 1995, le collectif ayant créé la cagnotte, qui reversera l’ensemble de la somme aux fédérations de cheminots, explique que “la solidarité entre voisins et collègues mit en échec le calcul gouvernemental de dresser les usagers contre la grève”.
« Super bottom up votre démarche »
Leur appel a été entendu : plus de 10 000 personnes ont, à ce jour, participé pour défendre les revendications des cheminots (pour rappel, la réforme qu’ils combattent prévoit notamment l’extinction de ce statut pour les nouveaux arrivants et l’ouverture du secteur à la concurrence, cette logique de marché provoquant de vives craintes chez les défenseurs du service public). Certains donnent 200 euros, d’autres 10, d’autres 5 – c’est en fonction des moyens et de la volonté de chacun. Certains préfèrent rester anonymes, d’autres laissent un petit mot de soutien avec leurs noms sur la page de la cagnotte. Du “courage !” aux “tenez bon” en passant par des piques ironiques au gouvernement – “Super bottom up votre démarche ;)’” – à de longs plaidoyers sur les vertus de solidarité et de service public, près de 3000 personnes ont souhaité envoyer un message fort aux grévistes : le fait que, certes, plein de gens sont mécontents de ce mouvement social, jugé injustifié, mais que, en parallèle, plein d’autres le défendent.
Grâce à leurs noms, on a retrouvé plusieurs d’entre eux. Le trait le plus saillant de ces entretiens ? Le sentiment d’exaspération largement partagé par ceux et celles qui, malgré parfois de faibles revenus, ne supportent pas de rester les bras croisés face à une situation considérée “catastrophique”. C’est le cas de Véronique, une assistante administrative de 50 ans dans le sud de la France “excédée par le comportement de nos gouvernants”. Vivant “avec une misère” de ses propres dires, elle souhaitait malgré tout participer : “C’est notre dernier rempart. Si eux lâchent, on est foutus.” Si elle ne cache pas que la grève perturbe son quotidien, ses enfants étant amenés à prendre régulièrement le train, elle n’en démord pas : la situation actuelle “est l’ouverture à n’importe quoi”. Au-delà de la réforme de la SNCF, Véronique se fait en effet le porte-voix d’un “mécontentement plus général de cette sélection de tout par le fric”.
Dans un grand éclat de rire – jaune -, celle qui “s’engage pour la première fois comme ça car, ça n’est plus possible” se désole plus globalement de la politique menée par Emmanuel Macron. “En faisant cela, je soutiens le service public. Car, ma bonne dame, tout fout le camp ! Par exemple, mes trois enfants sont boursiers. Je n’ai pas les moyens de les mettre dans les bons lycées, avec les options qui font bien, etc. Comment je vais faire, avec Parcoursup ?” Elle fait ici référence à la loi Vidal, accusée d’organiser la sélection à l’entrée de l’université. En réaction à cette réforme, des blocus ont été votés dans plusieurs établissements, comme par exemple à l’université de Tolbiac, à Paris, de quoi, du côté des militants, laisser planer l’espoir d’une « convergence des luttes » : outre les cheminots et les étudiants, d’autres corporations (agents d’Air France, de la RATP, professeurs, éboueurs…) manifestent également leur désarroi.
“Ce qui se joue en ce moment, c’est la défense de notre modèle de société »
Car au-delà de la réforme de la SNCF, c’est bien le “monde de plus en plus inégalitaire et la politique libérale menée par Macron” qui pousse les participants à apporter une aide financière aux cheminots. Celui qui nous a écrit cela dans un très long mail, c’est Cédric, un jeune “prof révolté”. Pour lui, la stratégie politique du Président est claire : “Montrer qu’il peut réformer la France et, pour cela, il s’attaque au plus dur, les cheminots. S’il se paie ce grand rêve libéral de privatiser et démonter la SNCF, c’est un tapis rouge pour la suite : les hôpitaux, réforme du bac, etc. etc. C’est pour cela que je trouve important et même essentiel de soutenir les cheminots, car le bras de fer va être long et dur et l’argent, c’est le nerf de la guerre.” Cédric l’assure, “ce qui se joue en ce moment, c’est la défense de notre modèle de société et celle de la notion de service public, qui est le patrimoine commun, le seul patrimoine de ceux qui n’ont rien.” D’autant que, selon lui, impossible de “croire que privatiser est une solution” à l’heure où la majorité des lignes ne sont pas rentables.
Présent mercredi 4 avril à la réunion organisée par François Ruffin à la bourse du travail de Paris – ou, en compagnie de Frédéric Lordon, le député de la France insoumise a appelé à une “grande manifestation nationale commune” le 5 mai -, celui qui a “fait prof pour oeuvrer à la justice sociale” appelle à ce que nous “arrêtons de nous jalouser les uns les autres [car] cela tire tout le monde vers le bas”. Et de se prononcer pour “une grève sur un temps long de tous ceux qui souhaitent entrer en lutte, comme en 1968 : paralyser le pays et montrer que sa force, c’est les petites mains qui travaillent. Dès lors que les fonctionnaires, dépeints comme fainéants ou oisifs, arrêtent de travailler, le pays ne fonctionne plus”.
“Par définition, la mobilité pour tous est un service et un devoir que l’Etat doit rendre »
Jean-Luc, syndicaliste dans le secteur de cinéma, ne dit pas le contraire : “Les cheminots ne se battent pas que pour préserver leur statut et leurs acquis – qui ne sont d’ailleurs pas mirobolants – mais pour le service public contre les intérêts privés.” A 62 ans, ce résident de Seine-et-Marne en a vu d’autres : “Je sais que quand on fait grève, on n’est pas payés.” D’où son soutien financier. D’autres participants sont familiers des problématiques liées aux ferroviaire, certains étant retraités de la SNCF ou d’autres étant des enfants ou petits-enfants de cheminots. C’est le cas de Floriane qui, pensant à son père, clame haut et fort qu’elle “aime la SNCF’” et que les grévistes sont “le rempart contre la casse du service public”. D’autres personnes n’ont aucun lien, qu’il soit affectif ou pécuniaire, avec le réseau. Et pourtant : à l’image de Cécile, “utilisatrice quotidienne du train pour aller travailler [et à qui] la grève provoque beaucoup d’inconfort”, ils sont nombreux à penser qu’il “faut résister à Emmanuel Macron et au gouvernement LREM”.
Bernard, retraité de bientôt 74 ans, est ce ceux-là. Il a participé à la cagnotte car “les employés de la SNCF ne sont déjà pas payés des mille et des cent” et que “la grève risque de durer un moment”. Pour cet homme résidant en région parisienne, “par définition, la mobilité pour tous est un service et un devoir que l’Etat doit rendre, et c’est une évidence que ceux qui peuvent donner un peu plus que ceux qui ne peuvent pas doivent le faire.” Selon lui, l’ouverture au marché n’est pas une bonne nouvelle : il rappelle comment, dans d’autres pays, cette réforme n’a pas forcément été synonyme de réussite : hausse des prix, dégradation du service (c’est le cas par exemple au Royaume-Uni, cf. cet article de la Tribune).
Bernard se désole par ailleurs du procès fait aux cheminots sur leurs fameux “avantages” : “1/ Ce sont des contre-vérités, c’est comme quand on s’en prend aux profs. 2/ Quand bien même ils auraient des privilèges, ça m’est égal : pour faire un bon service public, il faut être généreux.” Ceci-étant, Bernard ne sait pas si la grève parviendra à ses fins : “Va-t-on arriver à un point où la force des gens qui souffrent sera plus forte que la volonté du gouvernement ? Je ne sais pas.” En attendant, quelques heures après le début de la rédaction de cet article, la cagnotte avait encore augmenté. Même un certain “Charles de Gaulle” avait donné 10 euros – comme quoi, tout arrive.
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