Dans son essai « Contre Onfray », le philosophe et écrivain Alain Jugnon décrypte le déclin de la pensée d’un des intellectuels les plus médiatisés de France.
Alain Jugnon n’a pas toujours été « contre Onfray ». Philosophe de la même génération, il suit son œuvre depuis les années 90 et a déjà publié deux ouvrages sur sa pensée. Pourtant à la lecture du dernier livre de Michel Onfray, Cosmos, il constate un tournant dans la pensée de ce dernier, une réappropriation douteuse du nietzschéisme et plus généralement de ce qu’il considère comme une « offense à la pensée ». En s’appuyant sur les textes plutôt que sur les nombreuses polémiques médiatiques, Alain Jugnon analyse avec rigueur ce qui sous-tend l’œuvre du philosophe, et déconstruit à travers Contre Onfray la pensée réactionnaire qui s’enracine en France.
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A quel moment l’envie d’écrire un livre « contre » Onfray s’est manifestée ? Est-ce la personnalité médiatique ou le philosophe que vous visiez ?
Alain Jugnon – C’est en lisant le dernier livre de Michel Onfray Cosmos en mai 2015 que j’ai ressenti une nécessité d’écrire contre lui. Nous étions alors bien avant la polémique qui eut lieu à la rentrée 2015 autour de la prise de position d’Onfray pour Alain de Benoist et la « Nouvelle droite »… Cette décision vient de ma proximité avec sa pensée et de la bonne connaissance que j’ai de l’homme et de ses livres depuis la fin des années 90. Je suis à ce jour le seul philosophe qui ait écrit deux livres sur Onfray, deux essais pour défendre son athéisme philosophique et pour penser avec lui un nietzschéisme de gauche. Mais à la lecture de Cosmos, j’ai compris qu’il était en train de changer, quant à Nietzsche, quant à son rapport à la pensée politique en général, et plus particulièrement quant à son lien à la pensée critique elle-même au nom d’une sorte d’affiliation assumée aux « anti-modernes ».
Dans Cosmos, il y a une conversion à la réaction philosophique et politique… J’ai voulu déconstruire ce tournant réactionnaire d’Onfray en analysant la plupart de ses livres politiques depuis Politique du rebelle publié en 1997. J’attaque donc philosophiquement le faux philosophe et vrai histrion de la pensée contemporaine qu’est devenu Michel Onfray, et au fur et à mesure du livre je tente de quitter l’adresse ad hominem pour généraliser sur le « cas » et déconstruire l’actuelle pensée réactionnaire à l’œuvre partout. Mon livre c’est le « cas Onfray », mais ce pourra être demain, selon le même procédé critique, le « cas Finkielkraut »…
Comment Michel Onfray instrumentalise-t-il la pensée philosophique pour étayer ses idées ?
Il y a aujourd’hui, diffusée partout et répétée dans tous les médias, la question sur-médiatisée de savoir qui est philosophe ou qui ne l’est pas ? Ce qu’est la philosophie ou ce qu’elle n’est pas ? Pour moi, dans Cosmos, mais déjà dans le gros pavé contre Freud ou dans son délire réitéré contre la pensée 68 depuis quelques années et surtout contre Gilles Deleuze, il y a chez Onfray comme un violent retour du refoulé qui chez lui prend la forme d’une nouvelle barbarie naturaliste et positiviste, une haine revendiquée de la philosophie moderne elle-même. Il ne supporte plus l’existence de livres sérieux écrits par des philosophes (les horribles universitaires en place…), il ne supporte plus les lectures modernes que font les philosophes de Nietzsche, de Marx, de Deleuze, il ne supporte plus la publications des pensées critiques, il ne veut plus voir tous ces essais, tous ces commentaires, toute cette vie critique et intellectuelle en France.
Dans Cosmos, Onfray détourne, bouscule, viole l’histoire de la philosophie en France après Deleuze, Derrida et Foucault, et il le fait parce qu’il trouve intellectuellement et culturellement que ces philosophes-là n’ont plus de valeur… Ils n’étaient pas clairs, ils écrivaient trop et ils pensaient de manière trop compliquée, pas naturelle, pas positive. C’était le temps de la critique totale et ce temps doit finir aujourd’hui selon lui. Pour que son public populaire ne soit pas toujours à se plaindre, à criser et à vouloir parfois, pourquoi pas, la révolution. Ce qui somme toute ne serait pas dans l’ordre des choses selon Michel Onfray en 2016. Comprendre pour les lecteurs ce qui est écrit dans Cosmos, c’est accepter le retour à l’ordre, à la nature et en finir avec la pensée, le doute et donc toute la philosophie critique. Je pense qu’Onfray veut finir la philosophie française sur lui, en se convertissant à la pire pensée de droite possible, le néoconservatisme post-démocratique.
Cela semble le rassurer comme passage à l’acte mais cela augure du pire comme pensée politique du côté des adeptes d’Onfray en vue des élections de mai 2017. S’il y a dans la pensée contemporaine toujours une gauche contre une droite, c’est bien parce que cette droite qui « pense » contre la pensée existe et qu’elle a aujourd’hui même le vent en poupe. La droitisation n’est pas d’abord le fait du peuple ou de la société civile, elle est l’ordre courant et devenant des élites intellectuelles en place et médiatiques à outrance. Onfray en 2016 joue gagnante cette droite forte et culturellement établie partout. Avec Finkielkraut donc, et Zemmour dans une moindre mesure.
Vous affirmez également qu’Onfray en veut à la littérature, et plus particulièrement à Rimbaud, qu’entendez-vous par là ?
La haine de la philosophie moderne que l’on trouve chez Onfray maintenant est une haine du langage, ou même un adieu au langage. Dans Cosmos il est capable de s’en prendre au « jargon » de Deleuze et Derrida, mais il n’a surtout aucune honte à moquer le style « incompréhensible » de Mallarmé, qui n’est pas un poète populaire… Il s’en prend en fait au poème dans la poésie et au style dans la pensée. Tout cela, selon Onfray, doit retrouver son naturel et son évidence : le poème est beau parce qu’on le comprend, la musique est belle parce qu’on la ressent. La philosophie doit être simple pour qu’on arrête de se plaindre, pour que l’on positive. La politique ainsi serait une chose bien trop compliquée pour qu’on la laisse être écrite par les peuples, les poètes et les penseurs. Je pense tout le contraire. En nietzschéen, justement et en humaniste, radicalement. Onfray, lui, s’est sorti lui-même manu militari de l’art de penser. Il est entré avec ses milliers de lecteurs-fans dans la basse vie politique et réactionnaire de droite.
A chaque fois qu’il se soumet à l’ordre social et commercial régnant et à sa domination politiquement corrigée, il assassine Rimbaud. Rimbaud, c’est le philosophe numéro un, l’ennemi public numéro un, et surtout un empêcheur de penser en rond que la société industrieuse contemporaine tue à haute dose chaque jour que l’économie fabrique contre l’humanité.
Vous dites qu’il y a une histoire française de la lecture et de la trahison de la pensée de Nietzsche, qu’entendez-vous par là et comme s’y inscrit Onfray?
A partir du moment où il reconstruit l’histoire de la philosophie, dans ses émissions sur France Culture, ou dans ses livres de « contre-histoire de la philosophie » qui sont de fait une histoire contre la philosophie, Onfray s’en prend d’abord consciemment et inconsciemment à ses amours philosophiques de jeunesse. D’abord Nietzsche donc, qui est le grand philosophe qui l’a rendu philosophant. C’est mon cas aussi, mais le nietzschéisme d’Onfray aujourd’hui participe, comme chez beaucoup, d’une récupération et d’une révision concernant l’homme et son œuvre. Je montre dans mon livre en quoi Onfray n’est plus nietzschéen, comment la pensée politique d’Onfray est la propédeutique d’un nietzschéisme de droite de l’avenir, et que ce n’est donc plus un nietzschéisme, c’est le contraire de tout nietzschéisme possible dans la modernité.
Il s’inscrit là dans un mouvement général. On retrouve ça par exemple chez des penseurs catholiques comme Rémi Brague qui, en en faisant un repoussoir et son diable, tente une reconstitution d’un nietzschéisme pour la droite chrétienne. Ou encore dans Philosophie magazine qui régulièrement publie la nouvelle dernière théorie qui démontrerait que Nietzsche fut, est, et sera, l’inspirateur cynique de tous les fascismes post-modernistes. On trouve cela aussi chez tous les intellectuels tentés par la politique qui veulent moquer les philosophes encore inspirés par la pensée 68 et donc son nietzschéisme de gauche radicale. On s’amuse à présenter un Nietzsche fou, extrémiste et quasi diabolique, car « athée de rigueur » comme le disait le jésuite Valadier, mais lui savait de quoi il parlait…
En novembre dernier, Michel Onfray déclare se retirer de la vie médiatique et de notamment fermer son compte Twitter. Il est finalement encore très présent dans le commentaire de l’actualité… Comment expliquez-vous qu’Onfray ait autant besoin d’occuper l’espace public ?
Michel Onfray, comme Alain Finkielkraut, comme Eric Zemmour, chacun dans son registre et chacun en son théâtre médiatique, tient le crachoir en effet. C’est une tentative désespérée de jouer la carte de la pensée unique sur le terrain de jeu d’une société dite en crise des valeurs. Ce ne sont pourtant pas les valeurs qui nous manquent : nous jugeons, nous souffrons, nous évaluons très bien, comme toujours, « ce qui ne nous vaut rien » et « ce qui nous vaudrait mieux »… Les intellectuels réactifs, le contraire des philosophes selon Deleuze, qui eux sont les actifs purs comme en chimie organique, sont donc les danseuses bien fagotées du pouvoir et de la domination politiques. Nous savons bien que l’on nous fait danser et tourner en rond, mais, comme au cirque, nous continuons à regarder, sans broncher… Ca transcende, ça mythologise, ça fictionne à l’envi et nous avons l’impression de perdre la tête. Nous lisons mais c’est pour déchanter, nous pensons mais c’est pour rire. Cela ne peut pas durer.
Il faut se souvenir des phrases sublimes de Sarah Kofman, la philosophe et nietzschéenne française qui a le plus affirmé la puissance humaniste et révolutionnaire de Nietzsche dans les années 70 et 80. Sarah Kofman est clairement l’antidote qu’il nous faut pour continuer la philosophie en France, l’antidote dont a besoin le public qui lit et qui veut penser poétiquement le monde. Elle écrit en 1979, dans Nietzsche et la scène philosophique, ceci qui est ce que pourra la philosophie d’après la philosophie, quand elle aura définitivement échappé à l’emprise morbide des philistins et des histrions de la Réaction :
« Le courage et l’honnêteté exigeraient qu’on reconnût que la philosophie n’a plus de raison d’être et qu’on la bannît. Ce serait du moins reconnaître l’absence de valeurs d’une civilisation qui rend impossible l’existence de la philosophie, sinon sous forme dégénérée ; ce serait admettre que l’époque est malade et qu’il s’agit d’abord de la transformer. Pour donner l’illusion de la « bonne santé », l’Etat, malgré tout, maintient la philosophie, sous forme émasculée et idéologique, au service des seuls intérêts de l’Etat. Ainsi « dénaturée », la philosophie contribue seulement à renforcer la « maladie » de l’époque, maladie dont tout le bénéfice revient à l’Etat et aux forces qui lui sont alliées : les commerçants, l’Eglise, l’Université… »
Propos recueillis par Claire Pomarès
Alain jugnon, Contre Onfray, 128 pages, 14 euros (Editions Lignes)
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