Conservateur au Louvre et commissaire associée de l’exposition « De l’Allemagne. 1800 – 1939, de Friedrich à Beckmann », Sébastien Allard répond à la polémique lancée par la presse allemande début avril.
Comment avez-vous reçu les attaques venues de la presse allemande?
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Nous avons été à la fois surpris et peinés de la façon dont l’exposition avait pu être perçue par certains journaux allemands. En dédiant ses lieux d’exposition les plus prestigieux à l’art allemand, en y consacrant un important budget et une équipe nombreuse, dans une période économique difficile, le Louvre a clairement eu pour objectif de faire découvrir et aimer du public français, mais aussi international, tout un pan de l’art allemand mal connu en France. Les collections françaises sont pauvres en ce domaine. L’idée était aussi que cette exposition serve de point de départ pour lancer des collaborations scientifiques franco-allemandes, des publications, mais aussi des acquisitions, notamment à la suite du succès rencontré récemment par la souscription nationale pour acheter Les Trois Grâces de Cranach, preuve qu’il y a un vrai intérêt pour l’Allemagne en France, que le Louvre a porté et continue de porter. L’exposition s’inscrit donc dans un effort important du musée en faveur de l’art allemand depuis plusieurs années.
La réception de l’exposition dans certains journaux allemands (certains comme le Tagesspiegel, la Süddeutsche Zeitunge et même la Zeit avec l’article de Michel Crépu ont au contraire été positifs), à laquelle le musée ne s’attendait pas, repose donc sur un vrai malentendu. Passée la surprise initiale, elle nous invite à nous interroger sur les différences de perception en France et en Allemagne et nous engage à continuer, malgré les difficultés, à travailler en commun dans un esprit d’ouverture mutuelle. Il n’a en effet jamais été question dans l’esprit du Louvre de proposer une lecture téléologique qui conduirait directement du romantisme (qui ne peut pas être tenu pour responsable de son instrumentalisation par les nazis) au nazisme, comme cela a été suggéré. Bien au contraire, la construction du parcours de l’exposition en trois parties bien distinctes, clairement soulignées par trois scénographies différentes, tout comme les ruptures et retours chronologiques, visent à rompre toute idée de linéarité de l’interprétation.
Quel était le cahier des charges pour cette exposition conçue par le Louvre et le Centre allemand d’histoire de l’art de Paris ?
Le titre même de l’exposition « De l’Allemagne », accepté par tous, exprime bien qu’il ne s’agissait pas, pour le commissariat, de donner un panorama complet de la création artistique en Allemagne sur cette longue période, ( ce n’est pas « l’art allemand de 1800 à 1939 »), mais de proposer trois entrées distinctes, trois clés de lecture : une première sur le rapport à l’antique en proposant une vision de la peinture d’histoire, une seconde consacrée au rapport à la nature, et donc à la peinture de paysage, une troisième consacrée au sujet contemporain sous l’angle de la représentation de l’homme. Donc les « manques » de l’exposition ne sont pas tant des sauts chronologiques que liés au fait que l’exposition ne cherchait pas à livrer un parcours linéaire et complet, mais proposer trois pistes distinctes de réflexion.
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Quel récit souhaitiez-vous mettre en place ?
En ce qui concerne la vision « sombre » que l’on donnerait de l’art allemand et donc de l’Allemagne, le Louvre espère que la visite de l’exposition montre le contraire : à aucun moment, le parcours du Louvre ne suit la thèse d’un « romantisme noir », ni dans l’éblouissement des Nazaréens pour la peinture de la Renaissance, ni dans les sujets médiévaux de Schwind ou Oehme, ni dans les paysages sublimes de Friedrich, ni dans les tableaux allégoriques de Runge.
Qu’est ce qui a présidé au choix de certains des sauts chronologiques que vous opérez dans l’exposition ?
C’est sur la troisième partie que le malentendu est le plus important. Notons que contrairement à ce que semble souligner certaines critiques, cette partie ne suit pas la première partie et apparaît donc pas comme la conséquence d’un quelconque dionysisme, que le commissariat estime disparu avec la guerre de 1914-1918.
Cette section, par ailleurs, n’est en aucun cas centrée sur le nazisme, comme certains articles ont pu le laisser penser, mais sur les conséquences de la Première Guerre mondiale sur les artistes. Il ne s’agit pas de donner une vision sinistre de l’Allemagne, mais, au contraire, de montrer comment l’art allemand dans les années 1920 et 1930 a porté un humanisme extraordinaire, qui en fait toute la force et qui bouleverse encore aujourd’hui. Que cet humanisme prenne une forme dure dans la série de la Guerre d’Otto Dix ou de Käthe Kollwitz, toutes deux manifestes pacifistes, une forme plus ironique et mordante dans la série Die Hölle de Beckmann, plus touchante et distanciée à la fois dans les Hommes du XXe siècle du photographe August Sander ; que cet humanisme s’exprime sur le mode expressionniste avec Dix, sur celui de la nouvelle Objectivité avec Schad, Siodmak ou sans Sander. Dans ce contexte, il ne s’agissait pas de donner un répertoire des différents courants, ces « ismes » (romantismes, réalismes, impressionnismes, expressionnismes etc…) que l’exposition cherche justement à dépasser.
Deux œuvres ont été particulièrement visées dans certaines critiques allemandes. La projection de deux minutes du prologue d’Olympia de Leni Riefenstahl, film de propagande nazie. Il est présenté comme tel dans l’exposition, mais surtout projeté, à part, et – c’est capital- en face d’une scène des Hommes le Dimanche des frères Siodmak, sur un scénario de Billie Wilder, qui oppose aux statues grecques qui tournent sans vie de Riefenstahl, toute la joie de deux couples d’amoureux dans le Berlin du début des années 1930, la diversité, comme chez Sander, d’une humanité pleine de vie. Il n’y a rien de sinistre dans Menschen am Sonntag.
C’est justement cet humanisme qui sous-tend la création allemande de l’entre deux-guerres que l’exposition souligne et qui permet aux artistes, comme Beckmann, de résister au totalitarisme. L’exposition présente l’Enfer des Oiseaux, l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre de Beckmann ; il a été présenté dans certaines analyses de la presse allemande, comme une œuvre dure et politique. Certes. Mais ce tableau, très coloré, est un acte de résistance à la barbarie qu’il dépeint, pas du tout une description du nazisme. Philippe Dagen l’a d’ailleurs décrit comme un équivalent de Guernica.
Nous espérons bien que ce malentendu sur les intentions du musée du Louvre sera levé. Le public vient très nombreux : environ 3400 visiteurs par jour, soit presque autant que pour l’exposition sur la Sainte Anne de Léonard de Vinci ; cela montre bien l’intérêt des Français pour l’art allemand et le désir du Louvre de de le stimuler. Il faut aussi noter que l’exposition est accompagnée d’une très abondante programmation à l’auditorium du Louvre (l’une des plus riche jamais consacrée à une exposition du hall Napoléon) : conférence, musique, une lecture de l’Iphigénie de Goethe, une soirée dédiée au cabaret berlinois, une projection sur un week-end de Berlin Alexanderplatz de RW Fassbinder, une invitation lancée à Christian Petzold etc… Autant d’événements qui cherchent à donner l’image la plus diverse et riche de la création artistique en Allemagne et qui complètent l’exposition.
Propos recueillis par Claire Moulène.
Sébastien Allard est commissaire associé de l’exposition et Conservateur en chef, Département des Peintures au Musée du Louvre
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