Membre du collectif Roosevelt 2012, signataire du « Manifeste convivialiste », chantre de la « sobriété heureuse » et des « politiques publiques de mieux-être », Patrick Viveret, philosophe, anime et traverse tous les courants de la gauche critique et alternative depuis des années. Co-fondateur des rencontres internationales « dialogue en humanité », qui se tiennent à Lyon du 5 au 7 juillet, il milite pour une grande transformation du système économique, insoutenable, qui doit devenir plus coopératif, social, convivial, écologique…
Qu’est-ce qui rassemble aujourd’hui les divers collectifs critiques de la politique économique de François Hollande, dont le collectif Roosevelt 2012, auquel vous participez ?
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Patrick Viveret : La cause principale des problèmes que l’on rencontre, c’est la démesure financière initiée par les politiques reaganiennes il y a quarante ans. Ce constat commun a des conséquences concrètes sur la manière de s’attaquer à la finance, à l’évasion fiscale, aux creusements des inégalités, à la question écologique. Mais à Roosevelt 2012, par exemple, on ne trouve pas que la gauche de la gauche ; il y a des gens de tous bords, des socialistes, des écologistes, des centristes, des personnes proche parfois du gaullisme social, qui sont surtout d’accord pour reconnaître que la lutte contre la fraude fiscale ou la loi récente sur la séparation des banques ne va pas assez loin. La ligne de conflit est aujourd’hui moins de type idéologique que centrée sur les conséquences du phénomènes du 1%, identifié par les Indignés. Chaque année, comme le rappelle Joseph Stiglitz, 90% de la richesse supplémentaire produite est captée par 1% de la population, et souvent c’est même 0,01%. Ces acteurs ont une capacité d’influence démesurée. Le phénomène qui produit les Guéant, Cahuzac, Richard… ce qu’on appelle l’oligarchie, est le fait le plus grave : nous ne sommes plus en démocratie, mais en oligarchie.
Quels sont, selon vous, les mécanismes qui empêchent l’Etat de faire face à la crise, malgré toutes les analyses et propositions alternatives qui circulent ?
Il y a trois niveaux d’explication, complémentaires. Le problème sociologique des 1 %, que je viens d’évoquer. Second niveau : les institutions de la Ve République aggravent la question des 1% car elles fabriquent de l’autisme institutionnel. Même les mécanismes normaux de la démocratie – les débats au Parlement et dans la société civile- ne suffisent pas à faire circuler les idées. Cela ne remonte pas car on est dans ce qu’Edmond Maire appelait dès les années 70 une « monarchie nucléaire ». Le troisième niveau joue aussi un rôle fondamental : nous traversons une formidable mutation historique. Or, on ne pourra réussir cette mutation que si l’on change de logiciel, que si l’on travaille à l’élaboration d’un nouveau pacte social. Il faut avoir, pour cela, une forte capacité d’écoute ; il faut sortir de l’oligarchie, qui est dépositaire des privilèges de l’ancien monde qui est arrivée à une situation d’insoutenabilité.
Gramsci disait que la crise arrive quand le vieux monde tarde à disparaitre et que le nouveau monde tarde à naître ; et c’est dans ce clair obscur que des monstres peuvent apparaître. On est dans ce moment-là. On est dans un basculement du monde : c’est la fin de la domination occidentale ; c’est la fin du grand cycle des temps modernes. On est dans la situation que Keynes décrivait dans les années trente, ou qu’Hannah Arendt décrivait dans La condition de l’homme moderne, ou même que Stuart Mill décrit dès 1848 dans une analyse des formes de saturation de la croissance matérielle.
Comment sortir alors de ce moment mélancolique ?
Pour rester branché sur Gramsci, je pense qu’il faut allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Il faut rester lucide sur l’ampleur des risques : l’Europe peut très bien voir réexploser ses valeurs cardinales, la paix et la démocratie, comme dans les années trente. Quand on détruit les classes moyennes, Wilhelm Reich l’observait dans Psychologie de masse du fascisme, on produit ce qu’il appelait à l’époque la « peste émotionnelle ». Quand des classes moyennes ont la peur du déclassement, même si rationnellement elles devraient mettre en cause le système à l’origine de leur déclassement, donc la captation de richesses par les plus riches, elles maintiennent émotionnellement la distinction avec les plus pauvres qu’elles : les immigrés italiens ou polonais des années trente, les immigrés arabes, les roms aujourd’hui.
L’Europe est aujourd’hui à un tournant, car elle peut reproduire des logiques guerrières en son propre sein. A l’échelle mondiale, on vit la même situation ; tous les pouvoirs dominants qui ont acheté de la paix sociale par de la croissance -le système chinois en est un bon exemple- se heurtent à des risques d’explosion sociale et à ce que l’on peut nommer « des passions identitaires ». En même temps, face à ce pessimisme, fruit d’une forme de lucidité, la question du destin commun se pose avec acuité. L’humanité ne peut pas s’en sortir dans des logiques de compétitivité ; l’obsession de la compétition est mortifère et absurde. Avec qui l´humanité est-elle en compétition ? L’Europe sait mieux que personne que la barbarie peut naître au sein des civilisations. Il faut donc s’attacher à des forces vives immenses qui en ont marre d’êtres dirigées par des malades, des addicts du fric, du pouvoir, de la captation de sens, des fondamentalistes, identitaires qu’ils soient religieux ou nationalistes. Il existe une résistance qui monte contre l’oligarchie des grands malades. Cet élément est positif.
La social-démocratie a-t-elle définitivement échoué à prendre en compte ces résistances ?
La social-démocratie, même quand elle triomphait dans un mélange de régulation et de marché, a eu plusieurs points aveugles. D’abord l’écologie. Autre point : l’espace national : la social-démocratie n’a pas vu venir l’enjeu mondial, ni la mutation de l’espace informationnel, ni les usages du capitalisme financier. Autre aveuglement : le point civilisationnel. En fixant comme seul objectif aux citoyens la possibilité de devenir des petits bourgeois, la social-démocratie est restée d’une pauvreté civilisationnelle, qui rend incapable de traiter le saut qualitiatif : des collectifs humains de plus en plus libérés de la question de la production, et capables de passer de la logique du travail à la logique de l’œuvre. Qu’est ce qu’on fait de nos vies ? La dimension spirituelle, au sens laïc, reste étrangère à la social-démocratie. La nature du projet à construire oblige le politique à traiter ces questions qui étaient autrefois réservées au domaine de la sagesse : le politique s’est construit sur un modèle simple, sur la logique de l’ennemi. On pacifiait un espace intérieur, un Etat, un Empire, car il y avait un danger extérieur.
Au niveau mondial, cette logique ne marche plus : il n’y a pas de barbares extérieurs. L’essentiel des menaces qui peuvent pousser l’humanité à sa propre destruction ne sont pas extérieures mais intérieures. Quelle forme de gouvernance inventer à l’échelle mondiale ? La seule réponse possible est de dire comment l’humanité est capable d’identifier les sources de sa barbarie intérieure, donc de reposer les questions de la sagesse. La grande question de Platon, celle du roi philosophe, devient aujourd’ hui celle du citoyen philosophe. Cela veut dire que l’humanité est confrontée au chantier de sa propre humanisation ; l’Europe peut être contributrice et anticipatrice de ce chantier. Cela suppose qu’elle arrête d’être dans la nostalgie de sa puissance passée et qu’elle adopte le principe de la puissance créatrice.
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Quelle est l’urgence absolue pour Hollande s’il ne veut pas aller dans le mur ?
Hollande doit chosir d’être Roosevelt, Mendès ou Jaurès, dit-on souvent à Roosevelt 2012 ; mais il ne faut pas tomber non plus dans le panneau qu’on critique par ailleurs, et tout attendre de Hollande. Les sociétés ont un formidable travail à faire sur elles-mêmes, dans cette période de mutation ; on a aussi les gouvernants que nous méritons. Ce n’est pas par hasard que Hollande ait été choisi à ce moment de la société française, car c’était aussi une façon de se dire que c’était plus tranquilisant que d’avoir à se poser la question de cette mutation, d’avoir à se poser la question de la captation de richesses par le 1 %, ou la question de la monarchie nucléaire. Hollande, dans ce moment de mutation, évite de poser ces trois questions radicales.
On n’a pas à reprocher à Hollande d’avoir été choisi à ce moment-là ; il traduit un certain état mental d’une partie de l’opinion. Mais c’est un triple déni, incapable d’annuler la réalité des trois défis évoqués. Est-ce que Hollande, dans sa mue personnelle, est capable d’accompagner la mue de la société française ? Cela s’est produit dans l’histoire. Dans des conjonctures historiques, il y a des mues possibles de responsables publics en phase avec les sociétés. Mais si la société française reste dans son propre déni, il n’y a pas de raison que Hollande puisse changer quoi que ce soit. Mais cela vaut pour tout le monde. La posture césarienne de Jean-Luc Mélenchon, plus radicale et fondée dans sa critique, est aussi un prototype de la Vème République ; il a beau dire tous les matins « vive la VIème République », il a aussi une posture césarienne ; d’une certaine façon, à sa façon à lui, il constribue au déni de la société française, dans le rapport au pouvoir par exemple.
Quelle grande transformation faut-il alors espérer ?
L’historien Karl Polany parlait de « grande transformation » à propos du capitalisme moderne ; on est aujourd’hui dans une grande transformation plus importante encore. On est à la fin de trois grands cycles historiques : la fin de la révolution conservatrice anglo-saxonne ; la fin des temps modernes, avec la question : comment on garde le meilleur de la modernité, l’émancipation, tout en se séparant du pire, la chosification du vivant, de la nature, des humains eux-mêmes ? comment on retrouve le meilleur des sociétés de tradition la reliance à la nature, au lien social, aux questions du sens sans le pire, la dépendance, le contrôle social, le fondamentalisme ? Le dialogue de civilisation entre tradition et modernité.
Troisième grand cycle historique qui bascule : celui du néolithique lui-même, comme le dit Françoise Héritier, c’est à dire cette humanité qui a évité la question du « sapiens demens » (Edgard Morin) en faisant dériver son potentiel d’agressivité dans la production matérielle, ne peut plus continuer dans cette direction. L’enjeu mondial l’oblige à se reposer la question : l’homo sapiens demens va à sa perte s’il n’apprend pas à devenir pour de bon un véritable sapiens sapiens. On rejoint la question de la sagesse. Ces trois immenses transformations se produisent en même temps. Les gens formatés durant quarante ans par la révolution conservatrice n’arrivent pas à penser ces transformations.
Comment percevez-vous la manière dont ces débats sont pris en compte à l’intérieur de la machine de l’Etat, que vous connaissez bien ?
Au coeur de l’Etat, le phénomène le plus frappant aujourd’hui, c’est le désarroi : d’un côté, beaucoup font le constat que ce qu’ils avaient en tête ne marche pas ; et en même temps, ils ne voient pas comment faire autrement. Et comme le dernier endroit pour réfléchir, c’est évidemment les postes de responsabilité, on a l’impuissance actuelle. Tous les élements se conjuguent. Le plus probable, c’est qu’on n’aura pas d’évolutions linéaires ; on n’échappera pas à des chocs importants, mais la grande question restera le rapport entre la prévention et la résilience. Il faut tout faire pour diminuer l’intensité des chocs mais se préparer aussi a les affronter
Vous venez de signer le « Manifeste pour le convivialisme » ; que traduit, selon vous, ce texte cosigné par de nombreux intellectuels et chercheurs, en termes de critique de notre condition actuelle ?
C’est un texte en effet important dont nous allons d’ailleurs parler prochainement lors des » Dialogues en Humanite » qui se tiennent a Lyon du 5 au 7 juillet. Cette initiative traduit le fait que la question du vivre ensemble, du « bien vivir », du con-vivere, donc du convivialisme est devenue un enjeu politique pour la société civile mondiale. Ce convivialisme se veut d’abord une alternative a la démesure qu’elle soit écologique , financière ou sociale avec l’explosion des inégalités. C’est une perspective que je crois non seulement souhaitable mais absolument nécessaire si l’on veut éviter de franchir des seuils d’insoutenabilite majeurs tels ceux du dérèglement climatique par exemple.
Car on ne pourra s’engager dans la voie d’une limitation drastique des gaz a effet de serre que si l’on ne se contente pas d’énoncer les risques. Les rencontres de Bayonne en octobre vont par exemple donner le coup d’envoi d’ un vaste processus permettant de montrer dans les actes que les approches du type « sobriété heureuse » sont possibles dans tous les domaines. L’idée est d’avoir ainsi plusieurs relais qui jalonnent le calendrier qui nous sépare de la conférence de Paris sur le climat qui aura lieu à l’automne 2015. C’est du convivialisme en acte en quelque sorte …
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