Issues du monde anglo-saxon et longtemps négligées en France, les “études postcoloniales” font enfin débat. Une nouvelle génération de chercheurs pense la diversité et l’hybridation de la société.
La question controversée de l’empreinte du fait colonial sur les rapports sociaux occupe les universitaires anglo-saxons depuis le début des années 1980. Par contraste, la France s’est longtemps tenue à l’écart des “postcolonial studies”. Jusqu’à ce qu’au début des années 2000 des réseaux associatifs ne viennent révéler l’aveuglement dominant du monde universitaire – à l’exception de quelques auteurs comme Abdelmalek Sayad.
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La politologue Marie-Claude Smouts le souligne dans l’ouvrage collectif Ruptures postcoloniales : “l’irruption du postcolonial dans le débat intellectuel a été produite par les acteurs sociaux”, à la périphérie du milieu académique – associations noires, militants du comité pour la mémoire de l’esclavage, signataires du manifeste des Indigènes de la République, professeurs déconcertés par les demandes exprimées par leurs élèves issus de pays anciennement colonisés…
En contournant les frontières de la recherche, ces réseaux militants ont permis d’introduire des questionnements nouveaux sur les identités, l’immigration, la nation, à rebours d’une construction idéalisée d’un passé pour lequel la “repentance” serait proscrite par principe. Depuis une petite dizaine d’années, de jeunes chercheurs concourent ainsi, par le biais de la connaissance du fait colonial, à la mise à nu de discriminations dont les traces passées se réactivent dans les pratiques sociales et les représentations d’aujourd’hui.
Des modes d’exclusion dont se font aussi l’écho ce mois-ci le Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations coordonné par Esther Benbassa, ainsi que le second volume collectif Cette France-là, indispensables annales de la politique d’immigration menée sous Sarkozy.
Les études postcoloniales souffrent encore d’une méfiance des adeptes du grand “récit national”, nourri d’une vision mythique d’un empire français vertueux, mais aussi d’un courant postmarxiste qui dénonce le prolongement du fait colonial. Un chercheur comme Jean-François Bayart estime qu’elles véhiculent une “ingénierie culturaliste de la domination politique”. Tous les accusent d’entretenir les anciens colonisés et leurs descendants dans une position de victime, de favoriser la guerre des mémoires et la concurrence des souffrances.
C’est le contraire que ses promoteurs tentent de définir. Si la pensée postcoloniale met en question l’universalisme des valeurs occidentales, ce n’est pas pour récuser la tradition démocratique, comme le pensent ses détracteurs, mais parce que cet universalisme “s’est arrêté aux portes des colonies, au faciès des anciens colonisés et de leurs descendants, et que ses valeurs restent abstraites et ne sont pas appliquées à tous de façon égale”, souligne Marie-Claude Smouts.
Le “post” de la pensée postcoloniale n’est pas un après la colonisation mais “un au-delà de celle-ci”. Opposée au repli sur soi et à l’essentialisation des différences, elle s’affiche comme une “pensée de l’enchevêtrement, des réverbérations, de la relation”, selon l’écrivain Edouard Glissant.
Elle milite pour la reconnaissance “des appartenances multiples, des réécritures de soi, des échappées belles et des nouveaux départs”, estiment les auteurs du livre Ruptures postcoloniales, riche de dizaines de contributions.
L’essai central des postcolonial studies, paru il y a quinze ans, L’Atlantique noir de Paul Gilroy, retraduit par Charlotte Nordmann chez Amsterdam, souligne cette idée décisive : les identités, noires dans l’étude de Gilroy, sont le produit de brassages et d’hybridités toujours réélaborés.
En écho aussi à la nouvelle analyse de l’anthropologue Marcel Detienne qui déconstruit le mythe d’une identité nationale française univoque, cette pensée plurielle déploie un “concept circulant”, ouvrant des horizons productifs sur le rapport d’un pays à son histoire et à l’impensé d’une domination inachevée.
Ruptures postcoloniales, les nouveaux visages de la société française Sous la direction de Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès (La Découverte, 525 pages, 26 €)
Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations d’Esther Benbassa (Larousse à présent, 726 pages, 28 €)(photo)
L’Identité nationale, une énigme de Marcel Detienne (Folio histoire, 177 pages, 6,60 €)
Cette France-là, volume 2 (La Découverte, 430 pages, 18 €)
L’Atlantique noir, modernité et double conscience de Paul Gilroy (Amsterdam, 333 pages, 21 €)
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