C’est le reporter le plus dingue de tous les temps, inventeur du journalisme gonzo : des articles hallucinés écrits à la première personne. Une passionnante biographie relate la folle trajectoire de l’Américain Hunter S.Thompson, qui rêvait d’être écrivain.
En 1974, le dénommé Hunter S. Thompson (HST) a un gros paquet entre les guibolles. C’est probablement pour cela que le magazine Playboy décide de l’interviewer.
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Connu pour un livre-enquête complètement dingue sur les Hell’s Angels publié quelques années auparavant (Hell’s Angels: The Strange and Terrible Saga of the Outlaw Motorcycle Gangs, 1966), le père Hunter vient de sortir deux petits chefs-d’oeuvre coup sur coup.
Fear and Loathing in Las Vegas fin 1971, où sous le nom de Raoul Duke il raconte comment il s’est grave défoncé dans la capitale du jeu ; et Fear and Loathing: On the Campaign Trail ‘72, compilation de chroniques ultraviolentes et hallucinées où il tape comme un sourd sur son ennemi juré, le boss des Etats-Unis, Richard Nixon, qu’il a suivi lors de la campagne présidentielle de 1972.
En 1974, au top de sa forme et au Mexique – c’est là qu’il se trouve, allez savoir pourquoi –, Thompson répond aux questions du journaliste Craig Vetter, envoyé à sa rencontre.
“Est-ce que vraiment les drogues m’ont bousillé ? Je suis ici sur une superbe plage mexicaine. J’ai écrit trois livres. J’ai une belle forteresse de quarante hectares dans le Colorado. Sur ces éléments, il me faut conseiller l’usage des drogues.”
Thompson peut dire ce genre de choses : il est alors une icône en Amérique, une idole pour chaque type qui possède une carte de presse ou une machine à écrire.
Sa réputation va bien au-delà des cercles journalistiques : en 1974, Thompson n’a probablement rien à envier à Mohamed Ali, David Bowie ou Jack Nicholson. On s’arrache ses papiers frappadingues dont il est toujours le héros fumé jusqu’à l’os : la naissance d’un genre appelé gonzo qui coûte cher en alcool et en espérance de vie.
Dans un style mitraillette impressionnant de régularité, Thompson se raconte autant qu’il raconte le monde : c’est sexy et ça tranche avec les éditos fadasses qui garnissent les journaux.
Parmi les fans de HST, le jeune William McKeen. Comme tous les mecs de son âge, McKeen se gave des papiers de Thompson et de ce qui va avec. En 1974, il lit l’interview-fleuve parue dans Playboy et se jure de rencontrer un jour l’animal.
Ce sera chose faite en 1979 : McKeen accueille alors Thompson dans son université, en Floride. Le dieu du gonzo est en tournée dans les facs américaines pour faire un peu de cash et de provoc. Les deux hommes vont nouer une amitié certaine après une soirée forcément déglingue.
Ils échangeront une correspondance soutenue jusqu’au décès brutal de Thompson, début 2005.
De cette relation particulière, William McKeen a tiré un livre passionnant, Outlaw Journalism, qui sort en France sous le titre de Hunter S. Thompson, journaliste & hors-la-loi.
Un livre que l’on peut considérer comme la meilleure biographie jamais consacrée à Thompson – et il en existe pourtant des dizaines. Dans cette somme, McKeen raconte avec une précision phénoménale l’histoire du pape gonzo, qui commence dans le Kentucky.
Né le 18 juillet 1937 à Louisville, d’un père qui fourgue des polices d’assurance aux mineurs de charbon ou aux fermiers des Appalaches et d’une mère issue d’un milieu plutôt aisé, Hunter Stockton Thompson est un gros bébé déjà bougon – 11 livres, c’est du lourd.
“Hunter est sorti différent du ventre de sa mère, plus ou moins en colère” raconte sa première femme, Sandra Conklin.
Tout au long de sa jeunesse, le jeune HST entendra son père maudire “les Japs” en sifflant du bourbon, ce qui contribuera à renforcer son gène de la plainte.
Quand il n’est pas avec son paternel, il rejoue la guerre de Sécession dans les rues de Louisville, en venant souvent aux mains avec ses jeunes camarades. De retour chez lui, entre deux lectures de Thucydide, il écrit le compte rendu de ses bagarres sur un petit cahier.
Son père meurt l’année de ses 15 ans, sa mère se met à boire. Souvent loin de la maison, le jeune HST fonde avec ses copains un journal ronéotypé, le Southern Star, dans lequel il raconte ses cuites et ses bastons.
A 16 ans, HST est bien connu des services de police de Louisville : il picole tout ce qu’il peut et se retrouve souvent au poste pour des larcins de seconde catégorie : mise à sac de stations-service, faux kidnapping, destruction de boîtes aux lettres.
En 1955, âgé de 18 ans, il termine une soirée complètement soûl et menace une femme de viol. La police le retrouve et l’enferme pour deux mois.Son adolescence s’achève ainsi.
“Je me souviens de ma jeunesse avec beaucoup d’affection, mais je ne la recommanderais pas aux autres comme modèle”, écrira-t-il plus tard. A sa sortie de prison, Hunter S. Thompson s’engage dans l’armée.
Après avoir tourné dans plusieurs régiments, il s’installe à la base militaire aérienne d’Eglin, en Floride. Il boit beaucoup, lit Hemingway, Faulkner et Steinbeck, écrit de longues lettres à sa mère.
Pour tuer l’ennui, il rédige aussi des chroniques de sport dans le journal de la base : le Command Courier. C’est là que Thompson développe son appétit journalistique, explique William McKeen.
Mais dans ses articles, il va déjà plus loin que ce qu’on lui demande. Il se met en scène, donne ses opinions politiques.
Le 23 août 1957, l’US Air Force lui demande de cesser ses activités d’écriture. HST en profite pour se tirer en Pennsylvanie, où le journal d’un bled nommé Jersey Shore lui ouvre ses colonnes. Un monstre est né.
Dans des journaux de seconde zone, HST construit son style en autodidacte. En bon sauvage, il n’a jamais entendu parler du nouveau journalisme dont le jeune Tom Wolfe est la vedette incontestée, entraînant jusqu’à Norman Mailer et Truman Capote dans sa roue.
Les papiers longs et la mise en scène de soi-même sont une évidence pour lui. Les formats et son talent explosent : il décide de tenter sa chance à New York.
Grouillot au Time pendant plusieurs mois, Thompson est en plein doute. En parallèle à ses activités dans la presse, il travaille à un livre autobiographique, Prince Jellyfish.
Au milieu des tombereaux d’insultes qu’il envoie aux éditeurs et rédacteurs en chef qui ignorent encore son génie, HST écrit une lettre bouleversante d’humilité à William Faulkner sur la place de l’écrivain dans le monde. Faulkner ne lui répond pas ; est-ce pour cela que Thompson ne trouvera jamais sa place en littérature ? Tant mieux pour le journalisme.
Au début des années 1960, devant le manque d’engouement des rédactions pour son style particulier, Thompson part pour l’Amérique du Sud. Le National Observer, supplément dominical du Wall Street Journal, lui achète alors quelques piges. En 1964, le Wall Street Journal l’envoie du côté de San Francisco.
Peu assidu au bureau, le gars Hunter préfère traîner avec les Hell’s Angels, ces motards qui terrorisent l’Amérique. Il sympathise avec leur chef, le gros Ralph Sonny Barger, qui lui ouvre les portes d’un reportage forcément exclusif.
HST vend l’histoire à l’un des meilleurs journaux du pays, The Nation. Il conclut son papier en territoire ennemi en expliquant comment il a fini rossé par les méchants motards – il aurait juste pris une grosse claque, comme le note McKee dans un passage hilarant.
Ce récit sera l’amorce de son succès. Le reportage devient un livre et les journaux du pays lui commandent désormais des histoires.
Se mettant de plus en plus en scène, HST écrit de véritables petits chefs-d’oeuvre : lui au fameux derby du Kentucky, lui qui rencontre le champion de ski Jean- Claude Killy, lui qui suit la Convention républicaine.
En 1970, il rejoint le jeune journal Rolling Stone, fondé par le talentueux Jann Wenner. Si les deux hommes sont loin de s’adorer, leur collaboration s’avèrera pourtant assez fructueuse : c’est dans Rolling Stone que HST publiera ses meilleurs papiers et qu’il jettera les bases de Fear and Loathing in Las Vegas et Fear and Loathing: On the Campaign Trail ‘72.
En 1974, grâce à ses publications dans Rolling Stone, Hunter S. Thompson devient le pape du journalisme américain, et non plus seulement celui du journalisme gonzo.
Installé à Owl Farm, sa ferme de Woody Creek, dans le Colorado, HST peine pourtant à envisager une suite à sa folle trajectoire. Il se brouille avec Wenner après deux reportages assez calamiteux : l’un au Zaïre pour le “Rumble in the jungle” Ali-Foreman, l’autre à Saigon où, en chemise hawaïenne et en Converse au milieu des soldats américains, il passe son temps à siffler des bières.
Thompson trouve d’autres publications pour publier ses aventures mais la forme gonzo commence à lui peser, à contraindre son écriture. En marge de ses reportages, il multiplie les projets de livres. Qui avortent.
Des bouquins qui ont pour titre Body Nazis, The Silk Road ou encore Polo Is My Life, dont HST enverra le sujet, la structure, les titres de chapitre à des dizaines d’éditeurs, qui ne verront jamais la queue d’une version définitive.
C’est cette quête inachevée, qui va durer plus de trente ans, que raconte à merveille le livre de William McKeen. Avec tendresse et minutie, Hunter S. Thompson, journaliste & hors-la-loi relate aussi les coups de mou, les reportages avortés, le travail sur la série Nash Bridges avec le flic à Miami Don Johnson, les moments un peu lose à Owl Farm, les coups de sang défoncé, la rencontre avec Johnny Depp pour le tournage de Las Vegas Parano de Terry Gilliam, les chroniques publiées sur le site d’ESPN où il fut question de George Bush Junior, de NFL et de Britney Spears, la déliquescence physique de la bête.
Ce mythe que Thompson lui-même, après avoir failli coller un plomb dans la tête de sa deuxième femme, Anita Bejmuk, un jour de février de 2005, choisit de préserver en se tirant une balle, dès le lendemain. Un gros paquet entre les guibolles, le Hunter.
Hunter S. Thompson, journaliste & hors-la-loi de William McKeen (préface de Philippe Manoeuvre, traduit de l’anglais, Etats-Unis, par Jean-Paul Mourlon),Tristram éditions, 477 pages, 24 €
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