Cofondateur de Slate.fr, Johan Hufnagel prendra ses fonctions à « Libération » le 1er septembre. Alter ego de Laurent Joffrin, il sera chargé des questions numériques. Le “numéro 1 bis” détaille les stratégies à mettre en œuvre pour développer un journal grandement fragilisé.
« Libération » était au bord de la faillite il y a encore quelques mois. Est-ce qu’aujourd’hui le journal est sauvé après l’investissement de 18 millions d’euros de la part de nouveaux actionnaires ?
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Libération est dans la capacité d’être sauvé. L’argent devrait permettre d’apurer le passif, de financer une clause de cession et d’avoir les moyens à court ou moyen termes d’investir. Il fallait que le titre soit rapidement en capacité d’être remis à flot. Ça, c’est bon. Mais tout reste à faire.
Quelle est votre mission à la tête de « Libération » ?
Ma mission est de réfléchir avec Laurent Joffrin et l’ensemble des services afin de développer Libération sur l’ensemble des supports. Le choix de me nommer numéro 1 bis, c’est celui de mettre Internet au cœur du journal.
Joffrin n’est pas réputé pour être « Web-friendly » ; la cohabitation ne risque-t-elle pas d’être un peu difficile ?
On n’aurait pas pu imposer à Laurent quelqu’un avec qui il n’aurait pas eu envie de travailler. Avant que j’accepte ce poste, j’ai parlé avec lui car je savais que son goût pour Internet était plus que mesuré. Le réseau n’est pas sa culture de base, mais on partage aujourd’hui le même diagnostic. Le fait de me mettre à la tête de Libé est un signal fort puisque je suis quelqu’un dont le savoir-faire est essentiellement un savoir-faire Internet. Aujourd’hui, le quotidien papier n’est plus la priorité de Libération. La priorité du titre, c’est Internet, Web et mobile. Quant au quotidien, aux magazines du week-end et à Next (le magazine mensuel du groupe – ndlr), ils seront repensés et redéveloppés.
Trouvez-vous que le journal a changé depuis votre départ en 2006 ?
Libération n’a pas changé dans le sens où le journal n’a jamais eu les capacités de se développer sur Internet. Le journalisme en 2014 requiert des investissements lourds dans les nouvelles technologies et il faut reconnaître que Libération a déjà pris beaucoup retard dans ce domaine-là.
« Libération » sera-t-il un jour en capacité de concurrencer « Le Monde » sur le Web ?
Si on fait les bons choix et si l’on avance de manière intelligente, on pourra revenir dans le peloton de tête ! Mais ça serait une erreur de vouloir copier ce que peut faire leMonde.fr. D’ailleurs, la plupart des sites d’info se copient à l’identique. Il y a des espaces, des modèles journalistiques qui n’ont pas encore été exploités, Libération doit trouver sa propre voie.
Comment cette transition numérique va-t-elle s’opérer ?
Il y a deux choix. Celui, radical, d’investir massivement dans les nouvelles technologies sans se préoccuper de l’existant, et de développer en parallèle une autre équipe. Soit tenir compte du capital humain présent et construire à partir de là. Les journalistes qui travaillent à Libération sont parfois là depuis 20 à 30 ans. C’est presque un choix de vie. On ne peut pas changer les gens du jour au lendemain. Libération n’a pas eu les moyens de faire des choix radicaux mais le journal n’en a pas eu l’envie non plus. Nous sommes tous comptables de la situation dans laquelle le journal se trouve actuellement. Que ce soit les anciennes directions, les journalistes ou bien même moi. Avant de quitter le journal en 2006 et pendant les sept années où j’ai travaillé au web, j’aurais peut-être pu davantage essayer de faire prendre conscience aux gens à quel point internet allait révolutionner nos vies et nos pratiques… Ce qui est certain, c’est que Libération ne peut plus se permettre de perdre de l’argent parce qu’il a une masse salariale qui n’est pas en conformité avec ses revenus. Et dans le même temps, nous allons nous diversifier pour ne pas, justement, dépendre d’une seule source de revenus.
Avec Slate.fr, vous avez réussi à développer un modèle journalistique qui marche avec un traitement distancié et original de l’information. Pourquoi partir à « Libération » aujourd’hui alors que la situation économique et humaine s’annonce beaucoup plus risquée ?
Libération, c’est le journal qui m’a fait. J’avais 20 ans quand j’ai commencé à y travailler. J’ai quitté Libé en 2006 pour plein de raisons mais je reviens parce que j’ai cette histoire commune avec ce titre, parce que j’y ai encore des amis et parce que j’ai tellement aimé y travailler que je ne peux pas me résoudre à le voir disparaître. Mais ce n’est pas qu’un choix du cœur, c’est aussi le choix de la raison. Libération, c’est plus de 200 personnes. Nous avons les moyens de devenir un grand titre de la presse en ligne.
N’aviez-vous pas atteint une forme de plafond de verre dans le développement de Slate également ?
Je n’ai pas fait le choix de Libé par défaut. Je pars de Slate avec un pincement au cœur car c’est un site que nous avons monté collectivement. Humainement et journalistiquement, avoir eu la chance de créer Slate, c’est assez dingue. C’est un site avec un modèle auquel je crois tellement que le fait qu’il puisse un jour se développer avec des moyens supérieurs n’est, à mon avis, qu’une question de temps. Ce qui est amusant, c’est que David Plotz, rédacteur en chef de Slate.com, est lui aussi parti en juillet.
Mediapart est souvent cité comme le site qui a trouvé le bon modèle économique. Êtes-vous d’accord ?
Ils ont trouvé un modèle économique aussi atypique que les autres. Choisir le payant au moment où ils se sont lancés était un gros pari. Aujourd’hui, le modèle unique n’existe pas, à part peut-être pour Mediapart, mais comme il n’existe qu’un seul Canard enchaîné. Pour des journaux généralistes comme Libé ou Le Monde, les modèles tout payant sont beaucoup plus compliqués car ils impliquent de faire vivre sur les seuls revenus de l’abonnement des équipes rédactionnelles d’une autre ampleur que celle de Mediapart ou du Canard. Ces journaux ont également été aidés par des apports non journalistiques comme les petites annonces, le minitel, ou la publicité. Je ne crois pas au modèle unique pour Libération, comme pour la plupart des titres de presse. Il va falloir diversifier les activités tout en restant Libération car nous ne sommes pas une marque ombrelle.
Le clic est-il un bon indicateur de la valeur d’un article ?
C’est un indicateur parmi d’autres. Je regarde davantage les metrics de l’attention et du partage. Quand vous avez un article qui est très partagé, très cliqué, et que le temps passé dessus est important, vous pouvez considérer que les données indiquent qu’il peut s’agir d’un contenu de qualité.
Boris Vian écrivait que « les articles de fond ne remontent jamais à la surface ». Ne pensez-vous pas que cet aphorisme s’applique particulièrement au Web ?
Si, bien évidemment. La première télévision française en terme d’audience, ce n’est pas Arte. Les sites d’information se sont développés sur le modèle de médias de masse, mais ce sont aussi des médias d’influence. Quand Libération sort son remarquable dossier sur l’affaire Bygmalion, les articles sont extrêmement lus et partagés. Après, est-ce qu’ils ont été moins partagés et moins lus que le « non mais allô quoi » de Nabilla ? Je suis prêt à parier que oui. Si tu ne recherches que l’éventuelle valeur du clic, ce n’est pas Libération qui est gagnant. En revanche sur l’influence, sur les contenus de qualité, il y a un créneau.
Etes-vous d’accord avec le patron de Chartbeat qui affirme qu’il faut revoir les indicateurs d’audience sur Internet ?
C’est sans doute l’un des grands enjeux des années à venir. Il faut renverser la boîte à clics, qui s’est nourrie de l’actu chaude et des buzz faciles. On en a eu besoin à un moment mais aujourd’hui, ne jouer que sur la puissance est une erreur pour un site d’information de qualité. A Slate, on a toujours refusé de traiter le contenu de la même façon que les autres sites, et pas uniquement par snobisme. Je pense que pour les sites d’infos de qualité, il faut dépasser les premières questions que pose une actualité (qui ? quand ? où ?), pour aller vers le comment et le pourquoi. Le qui, le quoi et le quand sont la matière première des agences de presse, on la trouve désormais partout sur Internet, quand ce ne sont pas les journalistes et les témoins des événements directement qui la fournissent directement. Regardez ce qui s’est passé à Ferguson dans le Missouri : les émeutes, les réactions des autorités, ont été massivement diffusés via Twitter. C’est assez fascinant de voir l’information s’écrire, se lire et se voir en photo et en vidéo en temps réel par une multitude de témoins et d’acteurs. Le rôle des journalistes et des organisations de presse est d’aller vers un contenu plus exigeant que cette matière première du news avec du décryptage et du fact-checking parce que c’est désormais là que réside la valeur ajoutée de notre métier et c’est également ce que réclament les lecteurs.
Les sites sont-ils devenus trop dépendants de Google et Facebook ?
Pour l’instant, les sites sont surtout dépendants de Google, c’est pour ça qu’il y autant de reprises de dépêches AFP. On commence à voir le potentiel de Facebook et pour certains sites, comme BuzzFeed ou UpWorthy, il est énorme. Mais là encore, il ne faut pas mettre ses contenus dans le même panier. Facebook peut tenter de faire payer la mise en avant des contenus médias. Dans les deux cas, dépendre d’algorithmes dont nous ne connaissons pas – ou peu – le fonctionnement pour informer les lecteurs ne peut pas satisfaire une vraie rédaction. Si Facebook et Twitter fonctionnent aussi bien dans la distribution de l’information, c’est parce que les lecteurs estiment que leurs amis/followers sont plus à même de sélectionner le bon contenu, ou du moins celui qui va les intéresser, et parce qu’il aura été validé par des pairs, la charge de la défiance envers les journalistes étant du coup moindre. Dans cet environnement-là, il faut que les journalistes misent encore plus sur les contenus à très haute valeur ajoutée, sur l’excellence, l’intelligence, l’inédit. Le journalisme de qualité, c’est ce qui fait qu’à un moment, on revient sur un site ou un journal. Et dans cet environnement-là, Libé a largement les atouts pour réussir.
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