Le reporter Jérôme Fritel avait travaillé avec Stephan Villeneuve sur le documentaire Daech, naissance d’un Etat terroriste. Il dresse le portrait de son ami, mort en Irak de sa passion : le journalisme de terrain.
Accompagner les forces spéciales irakiennes qui nettoient la vieille ville où se sont retranchés les derniers irréductibles de Daech. Plusieurs centaines de combattants qui ont juré de mourir les armes à la main. Un nid de frelons. Et parmi eux, quelques dizaines de jihadistes français. Les services secrets français ont reçu l’ordre de les poursuivre et de les éliminer un par un. Une chasse à l’homme dans les ruines de Mossoul. Une guerre dans la guerre.
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Partir pour Mossoul. La proposition est arrivée par téléphone jeudi 15 juin. Il faut se décider vite. La rédaction d’Envoyé spécial a donné son accord, une partie de l’équipe est déjà sur place. Stephan n’avait plus mis les pieds en Irak depuis deux ans.
Au bout, un grand drapeau noir : là débute le territoire de Daech
Nous étions alors ensemble, en tournage pour notre documentaire sur l’émergence de cette nouvelle internationale du jihadisme, Daech, naissance d’un Etat terroriste. C’était en novembre 2014, quatre mois après la chute de Mossoul, tombée aux mains des islamistes. Le drapeau noir flottait sur la moitié de la Syrie et de l’Irak, le monde découvrait horrifié la barbarie et la puissance de ce mouvement.
Nous étions partis à une dizaine de kilomètres au sud de Kirkouk, la grande ville du Nord. Une terre gorgée de pétrole qui sert de pompe à fric à tous les seigneurs du pays. Daech voulait sa part du butin et Kirkouk était l’une de ses cibles privilégiées.
Le lieu-dit s’appelle Maktab Khalid, un bout de désert brûlant, traversé par un ruban de macadam défoncé et bordé de pipelines. Au loin brûlent les feux d’une raffinerie protégée par des blindés. Devant nous, un barrage tenu par les Peshmergas, les combattants kurdes qui assurent la défense de Kirkouk. C’est le dernier check point du monde libre. Au-delà, s’étend un no man’s land sur cinq cents mètres, avec, au bout, un grand drapeau noir. Là débute le territoire de Daech.
Le barrage sert de poste frontière, le seul qui permette aux habitants de circuler entre deux Irak : celui officiel, tel qu’il existait dans les livres, et celui qui a fait sécession sous le nom de “califat”. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants traversent silencieusement la frontière, dans les deux sens. Stephan tourne au milieu de ces flots de civils, calmement, méthodiquement, en construisant l’histoire, plan par plan.
Une zone truffée d’espions de Daech
Jamais de gestes brusques, ni de mouvements d’humeur contre les gamins qui s’agglutinent autour de l’objectif. La tension est lourde et la caméra aimante les regards. Les adultes nous fuient, les visages se dérobent, la zone est truffée d’espions de Daech. Les soldats kurdes sont nerveux, ils redoutent à tout moment l’irruption d’un kamikaze.
Ils nous accordent cinq minutes de travail. Nous resterons une demi-journée. Stephan continue de tourner, concentré sur son cadre, effectue un long plan-séquence en remontant la file des femmes qui attendent d’être fouillées pour entrer sur le territoire de l’Irak officiel.
Là, elles relèvent leur hidjab. Alors les ombres reprennent leur visage de femme. Quelques sourires, de rares traces de maquillage, aucune effusion de joie. Ce soir, ces mêmes femmes retourneront chez Daech.
Avant de partir, Stephan repère un vieux couple d’Irakiens qui rentrent au “Califat” sur leur charrette tiré par un âne. Lui arbore le keffieh traditionnel des bédouins du désert, elle tout en noir, a le regard perdu. Stephan s’approche et filme longtemps le beau visage ridé du vieil homme.
Interrogé sur leur vie à l’ombre de Daech, il répond : “C’est comme d’habitude, il y a la lune et le soleil”, avant de disparaître dans la cohue et la poussière. Stephan avait souri et remercié le bédouin. Il aimait cette poésie et cette dignité qui masquent les horreurs de la guerre.
Stephan est un pro, minutieux comme un artisan
Ce jour-là, Stephan avait compris que la guerre contre Daech serait longue et meurtrière. Que les jihadistes régnaient par la terreur, mais pas seulement. Que leur idéologie extrémiste trouvait aussi des partisans parmi ces populations arabes sunnites qui se sentaient abandonnées.
De toute façon, personne ne leur avait jamais demandé leur avis. Ils avaient connu Saddam, la guerre contre les Américains, l’occupation chiite. Maintenant, ils avaient un nouveau maître, Daech. A l’image du vieux bédouin, une partie des Irakiens se réfugiaient dans le fatalisme. La défense des pauvres.
Vingt-cinq ans qu’il promène sa caméra autour du monde, surtout là où les hommes se battent
Partir pour Mossoul. Samedi 17 juin 2017, à une terrasse parisienne, Stephan rencontre son producteur. Ils se connaissent depuis longtemps, ont déjà travaillé ensemble sur le terrain. Ils parlent du reportage à venir, des risques encourus, du matériel à louer, de l’assurance à contracter, du salaire à négocier.
Stephan est un pro. Vingt-cinq ans qu’il promène sa caméra autour du monde, surtout là où les hommes se battent. Il a sa “check-list” dans la tête. Passeport, billets d’avion, gilet pare-balles, casques, caméra, micro, batteries, ordinateur, téléphone portable, calepin, bouquins.
Stephan est minutieux comme un artisan qui aime son travail et cajole ses outils. Il avale les dernières infos en provenance de Mossoul, passe quelques coups de fils à ses contacts. L’assaut de l’armée sur la vieille ville est imminent. Son départ est prévu le lendemain matin, dimanche.
Journaliste, grand reporter, correspondant de guerre
Stephan connaissait bien l’Irak. Il avait “couvert”, la première guerre du Golfe en 1991, puis celle déclenchée par George Bush, douze ans plus tard. Il aimait le Moyen-Orient, et ses intrigues si complexes où les amis et les ennemis se confondent.
La guerre civile en Syrie l’avait révolté. Il avait partagé le sort des populations civiles d’Alep bombardées par l’armée de Bachar al-Assad. Il détestait voir ces gens mourir au quotidien tandis que le monde continuait de tourner. Il enrageait de voir qu’un massacre faisait “vingt secondes au 20 heures”.
Il vivait intensément son métier : journaliste, grand reporter, correspondant de guerre. Celui qui va voir, au nom des autres, qui se confronte à la violence du terrain, et cherche à en transmettre quelques instantanés, des éclairs de vie, pour dénoncer les injustices et lutter contre l’oubli. Stephan avait le journalisme dans la peau.
Jeune, il avait grandi en voyant défiler les grands noms de la presse dans l’appartement familial. Devenu ado, il s’était shooté aux photos mythiques de Robert Capa pendant la guerre d’Espagne. A 20 ans, il démarre à l’agence Capa, fraîchement créée par Hervé Chabalier, et rejoint l’équipe de l’émission culte 24 heures.
Chez Capa, une famille soudée par l’adrénaline des tournages
Nous sommes à la fin des années 1980. L’histoire s’accélère : le mur de Berlin tombe emportant le rideau de fer avec lui, la Yougoslavie bascule dans la guerre, Sarajevo résiste sous les bombes, tandis qu’au même moment au Rwanda, les machettes hutues découpent 800 000 Tutsis. Le monde devient fou et Stephan est de tous les coups. Avec la bande de reporters de 24 heures, ils forment une famille, soudée par l’adrénaline du tournage et les nuits de fête.
Pas le genre de journaliste que l’on enferme dans une rédaction
Cameraman, journaliste reporter d’images, JRI comme l’on dit, il ne se sépare jamais de son Leica pour photographier les amis ou les inconnus. Il connaît le pouvoir de l’image et reste fidèle à son premier amour : l’absolue nécessité de se rendre sur le terrain pour capter la réalité et restituer sa complexité.
Grande gueule et généreux, il n’est pas le genre de journaliste que l’on enferme dans une rédaction. Aux planqués, aux hypocrites et aux communiqués officiels, il répond par l’humour, la générosité ou un coup de poing dans la gueule. Stephan est un homme entier qui place l’amitié au-dessus de tout. Il circule en bécane, jamais de japonaise, c’est Harley-Davidson ou Triumph sinon rien.
100 % reporter sur le terrain, 100 % mari et papa à Paris
Il adore le rugby et les troisièmes mi-temps avec ses amis d’enfance, ses copains motards ou ses potes journalistes. Il les reçoit chez lui, autour de la table, comme un patriarche, entouré de sa femme Sophie et de ses quatre enfants, les jumeaux Luna et Corto, 18 ans ; Bianca, 9 ans et Anna, 5 ans. Sa garde rapprochée. Son cercle intime. Son autre passion.
Stephan marchait sur deux jambes. Une pour le journalisme, l’autre pour sa famille. Ces deux pôles se nourrissaient et s’équilibraient : 100 % reporter sur le terrain, 100 % mari et papa à Paris. Stephan n’était rien sans l’une et l’autre. Aller dîner chez lui, c’était partager la vie trépidante du clan. Généreuse, chahuteuse, déconneuse, la tribu Villeneuve vivait à fond, unie par un amour d’une force indestructible.
Partir pour Mossoul. L’avion est dans douze heures. Stephan s’enferme dans sa bulle. Il réserve ces dernières heures à Sophie et aux enfants. Luna et Corto passent le bac, il va rater leurs dernières épreuves. Pareil pour les diplômes de karaté de Bianca et Anna.
Mais Sophie est là. Sophie est toujours là. Elle a confiance. Ils ont déjà évoqué ensemble la possibilité d’une blessure, ou pire. Elle lui répète comme toujours : “Tu fais comme tu le sens. Si c’est trop chaud, tu suis ton instinct et tu rentres.”
Stephan avait planqué les images dans ses chaussures
Stephan était parfaitement conscient de ce qu’il imposait à ses proches. A bientôt 49 ans, il disait qu’il allait raccrocher et passer à autre chose. Au retour, il avait rendez-vous pour d’autres projets, moins risqués. Mais l’appel de Mossoul, il ne voulait pas rater ça.
Avant de tomber aux mains de Daech, la grande capitale du nord de l’Irak avait survécu à toutes les invasions perses, mongoles, ottomanes. Mossoul et ses centaines de minarets faisait rêver Stephan.
Arrêtés par les Kurdes qui avaient exigé une autorisation de tournage
Lors de notre tournage en novembre 2014, nous avions poussé jusqu’au barrage géant construit en amont, qui venait d’être repris par les Peshmergas. Mossoul était à une vingtaine de kilomètres. Il avait filmé le mur de béton, le lac paisible où pêchaient quelques villageois, et le Tigre qui coulait plus bas vers l’inconnu.
Nous avions été arrêtés par les Kurdes qui avaient exigé une autorisation de tournage que, bien sûr, nous n’avions pas. Stephan avait planqué les images dans ses chaussures, et nous étions repartis libres, au bout de quelques heures. Ce jour-là, nous nous étions promis de revenir et de couvrir, ensemble, la libération de la ville. Alors quand le téléphone a sonné pour repartir…
Plusieurs fois blessé, il s’en est toujours tiré
Dimanche après-midi, l’avion atterrit à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Stephan retrouve son équipe. Il y a Véronique Robert qui a travaillé pour Paris Match les semaines précédentes. Journaliste expérimentée, elle connaît parfaitement le terrain et possède les accès aux forces spéciales irakiennes qui mènent l’assaut. Surtout, elle a récupéré l’album photo des centaines de jihadistes étrangers venus s’enrôler dans les rangs de Daech. Le trombinoscope de la terreur.
C’est Bakhtiyar Haddad, le fixeur qui a travaillé avec toutes les équipes de journalistes français en Irak depuis 2003, qui les emmène. Stephan est heureux de le retrouver. Ils se connaissent depuis longtemps. Bakhtiyar est un super pro. En plus, il a de la chance. Plusieurs fois blessé, il s’en est toujours tiré. La dernière fois, c’était à Falloujah, en 2016, une balle lui avait traversé la main.
Le quatrième est Samuel Forey, un jeune journaliste basé au Kurdistan qui écrit pour plusieurs journaux, dont Les Inrocks et Le Figaro. Il couvre le siège de Mossoul depuis le lancement de l’offensive il y a huit mois, et connaît lui aussi parfaitement les pièges de cette guerre où les jihadistes ont juré de mourir en tuant le maximum “d’infidèles”.
Trois vies fauchées en quelques dixièmes de seconde
Ensemble, ils passent la nuit dans une maison d’un quartier de la ville déjà libéré. Le général irakien qui commande les forces spéciales passe les voir. L’assaut est prévu pour le lendemain matin. La nuit est courte. Stephan appelle Sophie, la rassure. Au petit matin, le groupe part. Quatre journalistes derrière des militaires qui progressent dans un décor d’apocalypse.
Des images qu’il a déjà tournées des centaines de fois. Après quelques heures, ils décident de se replier. Inutile de pousser, c’est son premier jour de guerre à Mossoul. Il a le temps. Ils s’abritent en terrain connu : la cour d’une école de filles, qu’ils ont traversée à l’aller. Un tas de caillou. Un pied qui effleure une pierre. Le piège. La double explosion. La fumée qui se dissipe. A terre, Stephan, Véronique, Bakhtiyar. Trois vies fauchées en quelques dixièmes de seconde.
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