La dernière fois que nous rencontrions Eric Rohmer, c’était pour la sortie des Amours d’Astrée et Céladon, sorti l’été 2007. Il nous recevait chez lui pour un long entretien. Bien qu’encore vif et alerte, toujours amusant et malicieux en interview, il laissait entendre que ce film en costume radieux serait peut-être son dernier. Il est décédé le 11 janvier dernier, à l’orée de ses 90 ans.
La trajectoire d’Eric Rohmer dans le cinéma français appartient à la légende de la Nouvelle Vague, dont il était l’aïeul. Contrairement à ses conscidiples critiques des Cahiers du cinéma, Godard, Chabrol, Truffaut, Rivette, il était déjà trentenaire dans les années 50. Derrière lui déjà, s’achevait déjà sa première existence d’artiste : il avait publié en 1946 un premier roman, Elizabeth, écrit dans sa chambre tandis qu’entraient dans Paris libéré les troupes des forces alliées.
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C’est par le cinéma désormais qu’il poursuivra son oeuvre de conteur et d’analyste affûté des sentiments. Sa formation classique, son érudition de professeur, en font, aux côtés d’André Bazin, le plus théoricien des critiques des Cahiers – là ou Godard ou Truffaut en sont les polémistes. Il devient rédacteur en chef de la revue en 1957, et quitte définitivement cette fonction en 62, désavoué par une partie de la rédaction. Sa cinéphilie est alors jugée trop classique, trop peu en prise avec la rupture esthétique initiée par la Nouvelle Vague.
Classique, son oeuvre cinématographique ne l’est assurément pas. Et même si la dramaturgie de ses films a abondamment emprunté au théâtre classique, que son travail a creusé un sillon très continu sur cinq décennies, assez insoucieux aux traits superficiels des modernités successives, le cinéma de Rohmer présente une des formules les plus chimiquement pures des aspirations de la Nouvelle Vague.
Le génie de Rohmer a d’abord été de s’assurer une totale indépendance économique. En 1962, il crée les Films du Losange, qui produisent tous ses films. Il se tient à l’écart de l’industrie du cinéma français, invente son propre star-système (parfois adopté massivement par les films commerciaux, comme ce fut le cas avec des personnalités aussi atypiques que Fabrice Luchini ou Arielle Dombasle), trouve un équilibre exemplaire entre son audience (très stable, avec quelques pics, et très peu de déconvenues) et son économie.
ette liberté lui a permis de tourner sans difficulté pendant cinquante ans, parfois au rythme d’un film par an (les années 80). Et aussi d’achever sans heurts à trois reprises des figures conçues à l’avance : trois cycles successifs, Les contes moraux (59-73, dont Ma nuit chez Maud, Le genou de Claire…), Les Comédies et proverbes (81-87, dont Pauline à la plage, Les nuits de la pleine lune…) et les Contes des quatre saisons (90-98), l’essentiel des films n’entrant pas dans ces séries étant des films à costumes (La marquise d’O, Perceval le Gallois, Astrée et Céladon…).
Toute l’oeuvre du cinéaste tient dans cette articulation entre ce qui se prémédite (l’oeuvre, mais aussi une machination, le calcul d’un personnage qui voudrait maitriser sa vie) et ce qui déjoue les calculs (le cinéma comme art de la surprise, le sentiment comme logique contrariante, le hasard instance aveugle). Ce territoire très circonscrit, dans ses motifs, comme dans sa forme, Rohmer l’a exploré avec un génie propre à en réinventer à chaque fois tous les termes. Il a construit l’oeuvre la plus programmatique du cinéma français, tout en inventant et surprenant sans cesse (jusqu’au récent L’Anglaise et le duc, qui s’emparait de façon inouïe des effets spéciaux numériques).
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