Professeur agrégé de philosophie, Balthasar Thomass tente de rendre accessible la philosophie au plus grand nombre dans ses ouvrages. Dans cet entretien, il analyse la place qu’occupe cette discipline au sein de notre société contemporaine.
Estimez-vous que la philosophie doit être un art de vivre avant d’être une discipline théorique ?
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Les deux sont intimement liés, et pas seulement dans le sens où la recherche théorique pourrait aboutir sur un nouvel art de vivre. C’est justement quand la philosophie se prétend la plus détachée des réalités quotidiennes et politiques qu’il apparaît que la recherche théorique pure est en elle-même un art de vivre, valorisant la distanciation, le doute, la quête de la vérité, le questionnement sans fin comme un idéal de vie. Mais Bourdieu a montré qu’il n’y a rien de plus intéressé que le désintéressement de l’homo academicus. De son côté, Nietzsche a insisté sur le fait que les théories philosophiques, mêmes les plus abstraites, sont toujours en premier lieu la défense d’une manière de vivre, la vita contemplativa du philosophe lui-même. Les philosophes grecs étaient peut-être plus honnêtes en admettant pleinement cela : être platonicien, aristotélicien ou épicurien n’était pas seulement une manière de penser, mais aussi une manière de s’habiller, de se coiffer et de se nourrir, un peu comme nos « tribus » actuelles, les gothiques, emo, ou autres hipsters avec leurs barbes et lunettes. L’existentialisme de Sartre était le dernier mouvement où philosophie, politique et mode se conjuguaient ainsi.
Pourquoi notre société attribue souvent à la philosophie un rôle d’émancipation ?
Cette idée est certainement un héritage des Lumières, où l’analyse philosophique était conçue comme un moyen de se libérer de l’aliénation religieuse et politique. Mais l’idée même d’émancipation est ambiguë : de quoi exactement faudrait-il s’émanciper ? On peut distinguer l’émancipation extérieure – se libérer des oppressions politiques et sociales — et l’émancipation intérieure — se libérer de ses propres illusions, préjugés et pulsions —, qui aboutit finalement à s’émanciper de son désir d’émancipation lui-même, et bien souvent la sagesse du philosophe est une forme de passéisme éclairée, l’acceptation résignée mais heureuse de l’ordre établi. Marx, à mon sens, est le philosophe qui a le plus souffert de ce paradoxe : alors qu’il enjoint les philosophes à transformer et non plus seulement interpréter le monde, il n’a lui même réussi qu’à proposer une interprétation brillante du système capitaliste, et très peu pour le transformer.
Alors que la philosophie concerne tout le monde, sa rencontre avec l’ensemble de la population ne se fait qu’en terminale en France. Seriez-vous pour une réforme pédagogique ?
Elle se fait plus tôt en France que dans d’autres pays dans le monde, car nous sommes un des très rares pays qui enseignent la philosophie au lycée. Il y a certes des expériences passionnantes de philosophie avec des enfants très jeunes (paradoxalement, on est plus philosophe à quatre ans qu’à dix-huit), mais l’exercice de la philosophie demande quand même une capacité d’abstraction, une culture générale et aussi une expérience de vie qui malheureusement fait défaut à la majorité des élèves de terminale aujourd’hui ! Je ne suis donc pas du tout favorable à l’enseignement de la philosophie avant la classe de terminale, mais plutôt à un enseignement plus philosophique des autres matières. C’est à partir d’un théorème mathématique, d’une œuvre musicale, d’un poème ou d’un événement historique qu’on commence à philosopher : le questionnement philosophie ne tombe pas du ciel mais naît dans des expériences concrètes. C’est en cours de biologie qu’on devrait commencer à se demander « qu’est-ce que le vivant », en mathématiques et en histoire « qu’est-ce que la vérité », en économie « qu’est-ce que la justice ». Les élèves perçoivent la philosophie comme une matière étrange, déconnectée des réalités, je pense que c’est à travers les autres matières qu’on devrait les amener à la réflexion philosophique. Donc plutôt que de commencer l’enseignement de la philosophie plus tôt, je conseillerais de renforcer l’enseignement de la philosophie à l’université, que ce soit pour les futurs professeurs des autres matières ou les médecins, juristes, ingénieurs, etc.
Dans Ecce Homo, Nietzsche explique que la connaissance de soi empêche la réalisation de soi. Dès lors, même si les deux disciplines sont intimement liées, la philosophie – du moins celle enseignée par Nietzsche – n’empêche-t-elle pas le recours à la psychologie ?
Nietzsche ne s’oppose pas tant aux psychologues qu’aux philosophes et la reprise par Socrate du « connais-toi toi-même » delphique. Contre l’idéal apollinien de la connaissance de soi, il propose la vision dionysiaque d’un inconscient créateur qu’il faut laisser faire son travail dans l’ombre. Il est amusant de constater qu’alors que Freud célèbre Nietzsche comme son père spirituel, il choisit pourtant la voie socratique : l’inconscient doit être dévoilé, scruté, analysé, il faut en quelque sorte le détruire comme une instance maléfique, « le moi doit déloger le ça ». Mais la pratique thérapeutique n’est pas nécessairement un exercice de connaissance de soi, on peut aussi se transformer par l’action, par le jeu, par la création et les interactions et relations avec autrui. Je pense que les psychanalystes d’aujourd’hui jouent en fait beaucoup sur ces ressorts, qu’une grande partie de la cure se fait dans l’inconscient, sans être verbalisé, dans la relation de transfert avec l’analyste. D’où aussi, pour moi, la légitimité des thérapies qui ne passent pas par l’interprétation ou la connaissance de soi, comme l’analyse transactionnelle, la programmation neuro-linguistique, les thérapies cognitivo-comportamentalistes.
Dans les textes platoniciens, Socrate déambule dans les rues d’Athènes pour enseigner la philosophie. Pourquoi les philosophes ne sont-ils plus capables de s’adresser à l’ensemble de la population aujourd’hui ?
Il ne faut pas oublier que l’Athènes démocratique était en réalité une société aristocratique où plus de la moitié de la population était constituée d’esclaves — selon le recensement du tyran Démétrius, il y avait même vingt fois plus d’esclaves que d’hommes libres ! L’homme de la rue à qui parlait Socrate faisait donc partie d’une élite extrêmement privilégiée — il avait le plus grand des privilèges, le loisir, qui donnait non seulement le temps libre pour la réflexion, mais surtout le détachement nécessaire par rapport aux contraintes économiques et sociales. Notre situation aujourd’hui en est l’exact contraire : ce sont les élites qui sont submergées de travail et n’ont pas le temps de lire ne serait-ce qu’une ligne, alors que la plèbe est au chômage, au RSA, au temps partiel ou à l’intérim. C’est donc peut-être chez ces derniers que les conditions les plus favorables à la philosophie sont réunies. Les ouvriers de chez Renault avaient leur Sartre, les agents SNCF leur Bourdieu, qui sera le philosophe des chômeurs et précaires ? Peut-être que le jour est venu pour un philosophe SDF, comme l’était Diogène qui dormait dans son tonneau.
Quels philosophes conseilleriez-vous à François Hollande dans sa pratique du pouvoir ?
Je lui conseillerais de lire Machiavel et d’arrêter Kant ! Plus de ruse et un peu moins de morale ! C’est un gouvernement de grands principes et de grandes déclarations, avec un manque éclatant d’habilité tactique. Comment se fait-il que le « mariage pour tous » provoque un tollé et une recrudescence sans précédent de l’homophobie en France, alors qu’il est passé presque comme une lettre à la poste en Espagne, pays beaucoup plus traditionaliste et catholique, il y a neuf ans déjà ? Ou ne serait-il pas possible de taxer davantage les riches sans pour autant les faire fuir ? Ce gouvernement est à la fois très attaché aux symboles, et très maladroit dans leur maniement. Je lui souhaiterais d’être plus stratège, plus fin, plus manipulateur peut-être. Il pourrait aussi lire Le savant et le politique de Max Weber et sa distinction entre « éthique de conviction » et « éthique de la responsabilité ».
La philosophie est-elle plus politique aujourd’hui ?
La philosophie est toujours politique et elle ne l’est jamais. Elle est toujours politique, car les questions philosophiques sont toujours aussi des questions politiques, mêmes quand elles concernent des domaines tout à fait différents. Quand Descartes, par exemple, établit la subjectivité comme fondement de la vérité — le « je pense donc je suis » — c’est un acte éminemment politique, qui prépare en quelque sorte l’avènement de la démocratie, puisque cela affirme que chaque individu peut trouver la vérité en lui-même sans recours à une autorité supérieure. Mais en même temps, elle ne l’est jamais, car bien que la philosophie nous aide à comprendre les problèmes politiques, elle ne permet pas d’apporter une solution ou une réponse à ces problèmes. Difficile de savoir, par exemple, quelle philosophie est de droite ou de gauche, au-delà des opinions personnelles de leurs auteurs : on peut légitimement être un nietzschéen ou heideggerien de gauche, Rousseau est tantôt vu comme l’inventeur de la démocratie ou comme l’inventeur du totalitarisme, il y a une forte propension à l’aristocratisme chez certains penseurs de gauche comme Adorno ou Deleuze. Voilà ce qui explique peut-être les jugements et engagements politiques souvent désastreux des meilleurs philosophes : Platon qui se met au service d’un tyran, Nietzsche qui écrit à Bismarck pour protester contre l’abolition de l’esclavage, Heidegger et ses complaisances national-socialistes, la fascination de nos chers philosophes français avec le stalinisme et le maoïsme de la révolution culturelle…
Recueilli par David Doucet
Balthasar Thomass est l’auteur de S’affirmer avec Nietzsche et Etre heureux avec Spinoza, aux éditions Eyrolles.
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