Après le succès du documentaire Hold-up, qui présente la crise du Covid-19 comme le fruit d’un complot mondial, comment comprendre le terreau qui l’a favorisé ?
Rarement un film aura aussi bien porté son nom. Depuis sa sortie le 11 novembre, le documentaire Hold-up semble avoir réalisé une sorte de séquestration indirecte de l’espace médiatique, qui s’interroge en longueur et à raison sur cet “autre virus” qui se répand à une vitesse inquiétante : celui du complotisme. Réalisé par l’ancien journaliste Pierre Barnérias, et éloquemment sous-titré “Mensonges, corruptions, manipulations : retour sur un chaos”, Hold-up a en effet été visionné des centaines de milliers de fois. En dépit de son retrait de la plateforme Vimeo, où il était disponible à la location, le film réapparaît de manière irrépressible sur différents réseaux où il est en accès libre (des extraits sont même diffusés sur Instagram et Snapchat, touchant un public jeune).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le documentaire fait intervenir 37 protagonistes, souvent présentés comme des expert·es : de Christian Perronne, chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital Raymond-Poincarré de Garches (Hauts-de-Seine), au directeur de la publication de France Soir (titre qui n’a plus rien de journalistique), Xavier Azalbert, en passant par l’ancien ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy et la sociologue Monique Pinçon-Charlot, qui ont apporté leur crédit au film avant de s’en désolidariser a posteriori. Pendant 2h45, ils sont filmés sur fond noir et leurs paroles s’enchaînent quasiment sans respiration, avec une musique dramatique en sourdine. Comme l’ont montré plusieurs articles (Libération, Le Monde), de nombreuses contre-vérités sont assénées sans contradictoire, et avec l’approbation de la voix off, tout à sa démonstration. Celle-ci peut se résumer ainsi : la crise du Covid-19 n’est qu’une vaste supercherie mondiale ourdie par Bill Gates, David Rockefeller et Jacques Attali, pour “réinitialiser le système financier”, quitte à transformer “la planète entière en salle d’expérimentation”.
https://youtu.be/Ax1hPfvLhtw
“Le discours officiel était en décalage avec la réalité”
Le scénario décoiffe, et pourtant, son succès non démenti doit nous interroger. Comment un discours aussi caricatural peut-il emporter autant d’adhésion ? D’où vient ce climat de défiance qui fait passer les théories conspirationnistes les plus farfelues, et un documentaire dénué de la rigueur la plus élémentaire, pour des vérités révélées ? A ces questions, la réponse est complexe et multiple. Au titre des facteurs immédiats, le chercheur associé au Celsa et spécialiste de l’histoire du journalisme Alexis Lévrier souligne les incohérences du discours officiel : “Dans une crise sanitaire qui nous oblige à changer notre mode de vie, on a un besoin d’explications. Or il y a eu des erreurs du pouvoir politique, une confusion dans la parole officielle, un mensonge d’Etat sur la question des masques – que la presse a dénoncé, en jouant très bien son rôle. Le discours officiel était en décalage avec la réalité, ce qui a pu par la suite passer pour de la manipulation. Les experts sur les plateaux ont aussi minimisé le virus, ou ont eu des paroles discordantes, de même que l’OMS s’est beaucoup trompée au début de la crise. Ces erreurs souvent, et ces mensonges parfois, expliquent ce besoin de se raccrocher à une vérité alternative.”
Ce phénomène de discrédit de la parole officielle s’accompagne d’une dégradation de la confiance accordée aux médias traditionnels, observée dernièrement dans le mouvement des Gilets jaunes. Aussi n’est-il pas étonnant qu’une des premières figures des réseaux sociaux à avoir relayé le documentaire soit le gilet jaune Maxime Nicolle. Les médias traditionnels, mis sous pression par l’avènement des réseaux sociaux et la multiplication des canaux d’information, cherchent à résister à l’image lisse, consensuelle et acritique qu’on leur accole en donnant la parole à des personnalités clivantes. L’effet pervers est évident : “Certains médias d’information ont tendance à évoluer de plus en plus vers des médias d’opinion, car cela coûte moins cher de faire des talk-shows que des reportages de terrain, et ça fait de l’audience. L’effet pervers de ce système, c’est qu’il fait la promotion de figures qui se veulent antisystèmes, et qui sont des fabricants de mensonges”, analyse Alexis Lévrier. L’exemple de Didier Raoult, invité dans les médias comme une personnalité de premier rang, et dont Hold-up fait l’éloge, est un symptôme de ce phénomène.
>> A lire aussi : Frédéric Worms : “Il faut sortir de l’imprévu permanent et de la catastrophe annoncée”
“Une indifférence à la vérité s’est installée”
Mais le terreau sur lequel un film comme celui-ci a poussé réside aussi dans une ambiance de discrédit général des autorités, qui a conduit ces dernières années à l’émergence des “populismes” et de la “post-vérité” – l’élection de Trump en 2016 était un parangon de ce phénomène. C’est ce qu’analyse la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, professeure à l’Ecole pratique des hautes études, dans La faiblesse du vrai (Seuil, 2018). Contactée par Les Inrockuptibles, elle explique : “Cela témoigne d’une situation complexe, liée à la crise de la démocratie : une indifférence à la vérité s’est installée. Il ne s’agit pas simplement d’un triomphe du mensonge généralisé sur la vérité, mais du déploiement d’une réalité alternative, qui n’a aucun rapport avec le réel. Celle-ci transforme tous les débats d’idées, fondés sur des faits, en opinions que n’importe qui peut soutenir. Il y a une accoutumance généralisée à ce phénomène de post-vérité, qui atteint désormais les vérités scientifiques.”
Cette attirance nouvelle aux récits alternatifs – qui, eux, ne sont pas nouveaux, mais sont plus faciles d’accès grâce à Internet – est renforcée par la conjoncture particulièrement anxiogène de la crise sanitaire. Cumulée à la crise climatique et à la crise économique, le cocktail est détonant. Puisque l’avenir se ferme, les discours iconoclastes ont un boulevard, d’autant plus que la politique institutionnelle ne fait depuis longtemps plus rêver : “On n’arrête pas de répéter aux gens qu’on ne peut pas faire autrement, qu’il n’y a pas d’alternative politique, si bien qu’ils sont attirés par une réalité alternative fantasmatique. C’est l’expression d’un désenchantement, qui est devenu maintenant un désespoir”, estime Myriam Revault d’Allonnes.
>> A lire aussi : “La post-vérité ébranle le socle du monde commun” : entretien avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes
Quand la confusion passe pour de l’esprit critique
Voilà pourquoi Hold-up connaît un tel succès : il étanche une soif de savoir, en apportant une explication simple, et en faisant passer pour de l’esprit critique une confusion généralisée. Pour Alexis Lévrier, ce n’est pas nouveau : “Ce qui fait le succès de ce documentaire, c’est que les gens sont complètement perdus, en déficit d’explication. Dans les grandes crises sanitaires, on a toujours eu besoin de trouver des boucs émissaires. Pendant l’épidémie de peste noire au Moyen-Age, on accusait les Juifs d’empoisonner les puits. Aujourd’hui, c’est un peu pareil : au lieu d’avoir des facteurs d’explication complexes et donc décevants, Hold-up construit un discours cohérent, et propose une explication simple, facile, en accusant le Forum économique de Davos, Bill Gates, David Rockefeller et les puissants de ce monde qui nous manipulent.”
Le fact-cheking est-il de taille à lutter contre cette avarie ? Myriam Revault d’Allonnes en doute : “Il faut faire du fact-checking, mais malheureusement on voit bien que ça ne suffit pas. Il y a une crise extrêmement profonde, pas simplement de la représentation, mais de la légitimité du savoir. Ça ne peut être maintenant résolu qu’au niveau de l’éducation à très long terme. C’est une crise de la vérité.”
{"type":"Banniere-Basse"}