Pour se réconcilier avec son pays, Nora Krug a cherché à savoir ce que ses ancêtres avaient vécu pendant la guerre. Une enquête intime qui subjugue.
Nora Krug commence son livre en racontant l’une de ses premières rencontres à New York : la jeune Allemande vient alors d’arriver dans la ville, et participe à une petite fête sur le toit de l’immeuble d’une amie. Elle discute avec une vieille dame à qui elle demande : « Vous êtes déjà allée en Allemagne ?« , « Oui, il y a très longtemps« , lui répond la femme. Nora Krug décrit : « Elle évitait mon regard, alors j’ai compris. Elle a poursuivi en me racontant comment elle avait survécu au camp de concentration, parce qu’une des gardes l’avait sauvée au dernier moment des chambres à gaz, à seize reprises« .
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Dans son dernier ouvrage Heimat – Loin de mon pays, l’Allemagne, l’illustratrice qui vit à Brooklyn revient sur sa relation à sa patrie, sur la façon dont les jeunes Allemands découvrent la Shoah, et apprennent à vivre avec cette culpabilité. Et comment on peut être nostalgique de son pays, sans l’aimer vraiment…
Pour expliquer son rapport à l’Allemagne, l’auteure décrit sa maison d’enfance, près de Karlsruhe, où elle voit les avions de la base américaine voisine décoller : « Confusément, je sentais que quelque chose avait terriblement mal tourné par le passé« . Le doute se dissipera assez vite : « Je ne me rappelle pas quand j’ai vu pour la première fois des images de la Shoah. Je me souviens d’une projection dans une salle de classe plongée dans le noir, étouffante« . Nora Krug décrit l’enseignement des jeunes Allemands, et les cours où on leur apprend à « éliminer les mots héros, victoire, bataille et fierté« : « Nous sentions que l’histoire était dans notre sang et la honte dans nos gènes« , commente-elle en se souvenant des voyages scolaires pour visiter les camps de concentration.
Comme elle le raconte, quand on est Allemand, on ne peut pas échapper au passé de son pays. Même quand on en sort : « Chaque fois que j’allais à l’étranger durant mon adolescence, j’emportais ma culpabilité avec moi. ‘Dis que tu viens des Pays-Bas’ me conseillait chaque fois ma tante Karin. J’aurais dû l’écouter« , raconte-elle. Et de citer en exemple cette fête à New York, ou ses expériences dans un bar à Amsterdam ou sur un marché japonais où on lui répond « Heil Hitler » quand elle indique sa nationalité.
La honte d’être Allemande ne disparait pas avec les années, provoquant un malaise quasi permanent. Nora Krug explique ainsi « en cours de yoga, je ne peux même pas tenir mon bras à angle droit sans penser au salut hitlérien » Pourtant, « après douze ans passés en Amérique, je me sens plus Allemande que jamais », explique-t-elle. Mais comment avoir le mal d’un pays qu’on ne s’autorise pas à aimer ?
La recherche d’une « Heimat »
Pour essayer de se réconcilier avec son pays, l’auteure raconte qu’elle se met à la recherche d’une « Heimat », un sentiment de communauté nationale ; en achetant des verres à riesling ou des pendules à coucou « que je n’aurais jamais pensé à acheter en Allemagne« . Elle participe au défilé « New York City Steuben Parade », qui rassemble les descendants d’Allemands : « On me donne le premier drapeau allemand que j’aie jamais touché, mais comme je ne peux me résoudre à le brandir, je le glisse discrètement dans mon sac« . Elle part à Milwaukee « où des Allemands se sont installés au XIXe siècle, bien avant l’arrivée de la honte« , mais n’arrive pas à s’intégrer complètement à cette communauté, et à son sentiment national décomplexé : « sa fierté allemande me met mal à l’aise, mais me rend envieuse aussi« .
Malgré tous ces efforts, Nora Krug raconte qu’elle ne réussit pas à dépasser sa honte d’être allemande: « J’ai beau me concentrer, cette sensation de malaise tenace ne se dissipe pas ». Pour elle, une solution s’impose: « Le seul moyen de trouver cette heimat que j’ai perdue est peut-être de regarder en arrière; de surmonter la honte abstraite pour affronter des questions vraiment difficiles à poser: au sujet de ma ville natale, et des familles de mon père et de ma mère« . Nora Krug va alors explorer l’histoire familiale, et notamment celle de son oncle, mort à 18 ans en Italie en combattant les forces alliées. L’auteure se plonge dans ses cahiers d’école, y découvre un poème antisémite qu’il a écrit Le juif, un champignon vénéneux. Et se demande à quel point il pouvait user de son libre-arbitre : « Mon oncle est né en 1926. En 1936, les national-socialistes ont annoncé que 90 % des enfants nés en 1926 avaient été acceptés au sein des Jeunesses hitlériennes« .
Cette quête de vérité, pour apaiser sa relation à l’Allemagne, l’amène aussi à se pencher sur l’histoire du village d’enfance de son père, où les Juifs ont été poussés dans la fontaine. Elle retrace aussi la vie de chaque grand-parent en essayant de comprendre ce que cachent les photos jaunies et les souvenirs d’enfance parfois flous.
Elle raconte ainsi à Karlsruhe les premières mesures contre les Juifs, l’incendie de la synagogue, puis l’arrestation et la déportation de tous les hommes et femmes juifs de la région. Résultat : « En 1941, la section ‘citoyens juifs’ de l’annuaire disparaît« . Lors ses recherches, elle découvre que son grand-père a adhéré au parti nazi dès 1933… Mais uniquement pour pouvoir acheter une boutique. Son récit, et ses recherches, se terminent par une question entêtante : « Quelle famille serions-nous si la guerre n’avait jamais eu lieu ? »
Pour illustrer cette enquête intime, Nora Krug utilise toutes les formes : dessin, collages, photos, cartes postales, cahiers d’école et les mélange. Un bouillonnement formel qui subjugue et nous entraîne sur les traces de ces personnes aux destins marqués par la guerre. Certaines pages sont ainsi uniquement remplies de cartes postales arborant les paysages et les silhouettes d’une Allemagne idéalisée, quand d’autres font apparaître les photos sépias de ses ancêtres, les documents officiels ou les journaux de l’époque. Un tourbillon visuel au service d’une enquête émouvante sur toutes ces personnes « qui ne sont ni des criminels de guerre, ni des résistants » et qui ont vécu la guerre « dans la zone grise« , comme le dit Nora Krug.
Nora Krug, Heimat, Loin de mon pays, Gallimard, 2018, 288 pages, 32.50€.
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