Notre rencontre avec Harmony Coryn, figure de la nuit et de la mode parisienne, nous pousse à réfléchir sur les questions d’identité liées au vêtement mais surtout à la récupération des sous-cultures et de l’underground par l’industrie de la mode.
La mode s’inspire et s’imprègne des cultures – et sous-cultures – qui l’entourent et qui la guident souvent vers ce qui est, si l’on peut dire, de bon ton. Pour ne citer que deux exemples, Calvin Klein a organisé en 2017 une rave party ultra-sélective à New York (n’y voit-on pas un contresens?) et Dior a posé des sons gabber, sous-genre de la techno hardcore des années 1990, sur une pub Dior Homme. L’underground est ainsi constamment récupéré par des marques dont l’ADN en semble pourtant bien éloigné. Nous abordons ce sujet avec une figure du milieu de la mode et de la nuit parisienne, Harmony Coryn.
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Directrice artistique, styliste, mannequin, fondatrice de l’e-shop et des soirées Black New Black et à l’origine du livre et du film Charbon, Harmony Coryn cumule les activités par lesquelles elle cherche à défendre une vision de l’underground et d’une scène artistique parisienne émergente s’ancrant dans les communautés de la nuit. Entretien sur sa vision de la nuit parisienne, sur le rapport entre le vêtement et la création identitaire, mais également sur le recyclage des codes underground.
Peux-tu me parler de ton parcours et de ton lien avec le milieu de la mode ?
Harmony Coryn – Le milieu de la mode est très vaste. Il va du mainstream à l’ultra-confidentiel. J’aime naviguer entre ces différents courants. J’ai commencé en tant qu’attachée de presse chez Kiliwatch, un des rares magasins parisiens à avoir un corner de neuf au sein de la fripe. J’y ai rencontré beaucoup d’acteurs et compris qu’il n’existait pas une vision unique dans la mode. J’ai du coup monté une plate-forme pluridisciplinaire et e-commerce, Black New Black (qui est en ce moment en maintenance). J’y vendais des vêtements de créateurs parisiens comme Koché, Wanda Nylon ou Niuku, tous de couleur noire. Il est vrai que j’ai toujours fait partie de la subculture parisienne même si utiliser ce mot est presque un non-sens pour moi : c’est comme mettre une étiquette sur mon ‘milieu’, ce que j’ai toujours fui et repoussé.
Mais j’ai finalement compris que je pouvais m’identifier dans ce terme de subculture à partir du moment où on lui reconnaît une pluralité qui fait sa force. J’ai également compris qu’il fallait que je la défende. Avec Black New Black, je voulais donc surtout ne pas tomber dans les attentes mainstream et lissées de mon époque. Plus qu’un shop, je voulais créer une scène et offrir un tremplin à des gens que j’ai pu rencontrer, des artistes, des photographes, des créateurs.
Il y a donc mille rôles à jouer dans le milieu de la mode : j’ai aussi organisé et fait de la production pour une dizaine d’évènements, soirées, pop-up stores, expositions et ventes privées. Mon travail a pu aller du set-design à la construction de la structure, en passant par le casting et le stylisme pour des défilés, des clips ou des courts métrages. Le lien entre toutes ces activités est en fait assez naturel pour moi. Je suis autodidacte et tout ressort comme un langage. Les projets que je monte et ceux auxquels je participe sont tous liés par une esthétique commune et un partage de valeurs profondes.
Quels liens existent-ils selon toi entre la fête et le rapport individuel au vêtement et à l’identité ?
Le vêtement peut devenir costume le temps d’un soir, on peut alors être qui l’on veut. Il ouvre donc la porte à des fantasmes réalisables le temps d’une nuit. Sans genre, ni statut social, il peut-être un alter ego.
Quel regard portes tu sur le milieu de la fête parisienne à travers ton projet Charbon ?
Il y a près de trois ans, j’ai commencé à travailler sur l’élaboration d’un projet hybride et organique qui m’a permis de collaborer avec différents acteurs de la scène alternative que je côtoie de près depuis toujours. Aujourd’hui le projet s’appelle Charbon, il a été produit en collaboration avec la maison d’édition Kahl et existe à la fois sous forme d’un livre et d’un film réalisé par Elora Thevenet.
Je connais bien la plupart des personnes impliquées dans le projet et c’était l’occasion de créer ensemble en apportant un supplément d’âme aux relations qui nous unissent. J’aime mettre en avant des artistes ayant peu de visibilité, contribuer à leur ascension et les faire découvrir au plus grand nombre. J’aime aussi créer du lien et connecter les personnes pour qu’en résulte de beaux projets. Je voulais que Charbon devienne une vaste plate-forme de visibilité et d’expression pour ses figures de la nuit, et que le projet leur offre une cadre de parole.
Quel regard portes tu sur le milieu de la fête parisienne dans ton expérience personnelle cette fois ?
Je suis parisienne et je sors depuis plus de 15 ans dans des endroits très éclectiques. Issue du milieu LGBT, je trouve que les soirées et la fête se portent de mieux en mieux au niveau de l’ouverture d’esprit et de la visibilité de la communauté. Les soirées dites underground ne se font pas dans des clubs du centre parisien mais généralement en périphérie, en banlieue, dans des entrepôts ou des salles de concert… Le concept est mobile, ainsi que le public et les figures fortes du milieu. La Créole, la Parkingstone, la Coucou… sont des soirées qui reflètent parfaitement la fête parisienne comme je l’aime et l’imagine. Elles ouvrent les esprits, avec la mixité de leur public, l’envie de rassembler une jeunesse qui s’amuse sans préjugés. Elles laissent place à une vraie expression de soi, qu’elle soit vestimentaire ou sociale.
On voit par ailleurs, de plus en plus de soirées mode, d’after show, avec en tête d’affiche des DJ/performeurs issus du milieu underground car ils reflètent ce qui est cool à Paris en ce moment.
Justement, penses-tu que l’underground parisien a été dans une certaine mesure instrumentalisé par l’industrie de la mode ?
Je pense que l’industrie de la mode s’approprie et s’inspire constamment des codes des différents milieux alternatifs. Je pense par exemple aux codes du rock avec le perfecto, le slim noir, le T-shirt à l’effigie de groupes musicaux ; les codes de la street avec le jogging, la basket, la casquette ; ceux du skate, avec la van’s, le sweat à capuche, etc. Ces éléments deviennent aujourd’hui des pièces phare de collections haut de gamme.
Ces codes ont été, dans une certaine mesure, starifiés par de nombreux personnages célèbres notamment dans le rap. Ces milieux ont attisé la convoitise de grandes marques de luxe. Je pense à Suprême qui collabore aujourd’hui avec Louis Vuitton. Ces grandes maisons cherchent en fait à se réinventer en s’identifiant au cool, n’hésitant pas à reproduire des attitudes et esthétiques propres à certaines communautés. Les looks sont stéréotypés et profitent de quelques minutes de gloire lorsque les grandes maisons s’y intéressent subitement. Cette gloire éphémère finit par desservir des identités propres et les rendre mainstream, accessibles et connues de tous.
Ce phénomène se retrouve d’ailleurs jusque dans les grandes boutiques vintage qui proposent des looks entiers, préconçus et peu chers. Le merchandising dans ces boutiques est orchestré de manière à ne plus avoir besoin de réfléchir, les pièces d’un même look sont rassemblées, proposées les unes à côté des autres. Aujourd’hui on peut donc s’acheter un outfit complet de rockeur pour 20 euros et en dix minutes. Je me rappelle encore à l’époque de Hedi Slimane venant chez Kiliwatch sélectionner une quantité de perfectos et de chemises à carreaux pour l’élaboration de ses futures collections.
Le luxe n’invente pas toujours, il puise dans des cultures qu’il s’approprie. Le produit qui en résulte est destiné, en fin de compte, à une certaine élite. Cette analyse se retrouve jusque dans les contenus Instagram de ces marques qui tentent de se donner une crédibilité street, en se rattachant à un lifestyle.
Faut-il faire quelque chose face à ce phénomène ?
Je crois qu’on ne peut pas aujourd’hui aller à l’encontre de ces mouvements, chacun doit pouvoir composer avec et se faire sa place. Tout n’est pas noir, certaines marques permettent à des artistes d’exister en leur offrant une visibilité, je pense par exemple à Courrèges qui a récemment collaboré avec l’artiste Vava Dudu. C’est un prêté pour un rendu.
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