Lorraine grise, usines et mines fermées, pizzeria mafieuse… Entre réalité et fiction, Denis Robert nous entraîne dans une déambulation désenchantée sur fond de blanchiment et de paradis fiscaux. Premier épisode.
Dans son roman La Route, publié en 2006 aux Etats-Unis, Cormac McCarthy a imaginé notre univers après une catastrophe. C’est un roman d’anticipation. Le livre ne fixe aucune date, mais le monde décrit par l’écrivain américain pourrait être le nôtre dans quelques dizaines d’années. Cormac McCarthy fait évoluer ses personnages dans un désert glacial, gris et nuageux peuplé de survivants. Un père et son fils marchent vers la mer, au milieu des décombres de l’ancien monde. C’est captivant et flippant.
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J’y pense en prenant la route ce matin avec mon fils sur le siège arrière, alors qu’à la radio Jean-François Copé hurle qu’il ne livrera pas le montant de son patrimoine. Le livre fermé, on se dit que ce qu’il décrit est possible. On se demande comment les hommes pourraient arriver à cette extrémité. McCarthy pousse au bout la logique de désintégration du capitalisme. Il fait voler en poussière le principe de consommation infinie, la logique de domination d’une minorité et le combat des nations entre elles. La course éperdue au profit conduit à des absurdités qui mèneraient à une rupture. A moins de croire à l’éternité, aux biorythmes ou à un Dieu de béatitude, il n’y aurait pas d’autre issue qu’une sorte d’apocalypse. Ce serait, si l’on suit cette « route », une question d’échéance. Nous ne serions pas dans ce monde éternellement. Nous serions en train de le finir pour peut-être en reconstruire un autre.
Dans plusieurs interviews, Cormac McCarthy explique qu’il a eu l’intuition de son roman alors qu’il séjournait dans un motel du sud des Etats-Unis et qu’il a vu un père et un fils marcher dans un nuage de sable, au milieu de panneaux publicitaires déglingués.
Je roule. Woody pianote sur sa console. Nous allons rendre visite à un vieil oncle que je n’ai pas vu depuis longtemps. Il a demandé à nous voir. Mais je sais que j’y vais aussi pour une autre raison. La radio égraine. Les suites de l’affaire Cahuzac. OffshoreLeaks qui n’a pas encore offert tout son potentiel. Les dernières déclarations de François Hollande pour lutter contre la corruption et les paradis fiscaux.
Mon répondeur est blindé de messages auxquels je répondrai ce soir. On se souvient de moi et de ces années de combat contre l’hydre financière. J’ai à nouveau la golden card. Je suis invité partout. J’ai tendance à n’aller nulle part. Le 1er octobre 1996, j’étais à Genève à la tribune de l’université avec sept magistrats européens réclamant une meilleure circulation des informations entre eux. Presque mot pour mot ce que proposent Hollande et Moscovici aujourd’hui. « La justice est un mammouth et les criminels sont des léopards », disait Garzón, l’Espagnol. De toute manière, nous n’y arriverons pas car les politiques ne vont pas scier la branche sur laquelle ils sont assis, soufflait Van Ruymbeke, le Français. Il avait raison.
« Papa, à quoi tu penses ? – A rien… un vieux truc. »
Sur France Culture, après un reportage sur Milwaukee, trou noir de l’Amérique, un économiste répète que la fin du pétrole est programmée dans une cinquantaine d’années. Il insiste sur le réchauffement climatique et sur les eaux qui montent dans le Pacifique, comme sur la banquise. Un philosophe lui demande où il veut en venir. La catastrophe est devant nous si on ne fait rien, répond l’économiste, sans préciser qui est ce « on » : l’Etat, les citoyens, le nouvel ordre mondial ?
Au coeur de tous ces conflits, de cette nervosité, se retrouvent toujours les inégalités liées à l’argent. Le manque d’argent rend fou à Milwaukee, comme à Rosselange où je vais ou à Florange d’où je viens. La ville du Wisconsin a été balayée. Désormais 40 % de ses enfants ne mangent pas à leur faim, raconte une journaliste. Happy Days, le feuilleton phare et joyeux des années 70, a été tourné à Milwaukee : « Sunday, monday, happy days… » La musique du générique de la série passe en boucle et me mange le cerveau. Qui ne l’a pas fredonnée en rêvant à ces grosses Cadillac sillonnant les quartiers chic de la ville ? Reviens Fonzie… Dis-nous que c’est un cauchemar. Tout n’a pas disparu aussi vite… La pauvreté existait déjà avant la crise, mais elle atteint aujourd’hui des records. L’économie parallèle domine et structure la cité, explique un éducateur de Milwaukee : seuls 35 % des enfants finiront le collège. Demandez-leur ce qu’ils veulent faire plus tard. Ils disent tous avocat, professeur ou médecin mais ils n’ont pas la moindre idée de la manière d’y parvenir. Par contre, ils vont vous expliquer en détails les rouages du business de la drogue et comment se faire de l’argent au noir. Partout où la crise frappe et perdure, où l’Etat peine à trouver des parades, une économie parallèle prospère.
Le peuple, les pauvres s’en sortiront toujours. Leurs bataillons vont enfler. Les classes intermédiaires vont peu à peu disparaître. C’est la vieille théorie darwinienne de l’adaptation et de la sélection naturelle. Où l’Etat faillit, le crime prolifère, s’organise, occupe le terrain. Dans l’ombre. J’arrive à Rosselange, petit village gris au milieu des anciennes mines de fer.
J’ai promis à mes parents d’emmener Woody porter des fleurs sur la tombe de ses arrièregrands-parents. Une moitié de ma famille est italienne. A Rosselange, plus de mine, plus de fer, mais des Ritals endimanchés qui marchent vers le cimetière. J’en suis. Mon fils porte un pot de fleurs jaunes et une casquette Gap.
Je rejoins mon zio Guido, 88 ans, ancien mineur, joueur de pétanque à l’oeil vif, ex-ailier du FC Joeuf, là où a débuté Platini.
à la radio, Jean-François Copé hurle qu’il ne livrera pas le montant de son patrimoine
Il a failli jouer au FC Metz. Ma grand-mère vivait ici avec mon grand-père. Ils sont venus avec la vague d’Italiens d’avant-guerre creuser la terre pour dénicher le minerai, puis le fondre et l’envoyer (par les wagonnets qui passaient derrière chez moi) de l’autre côté de la vallée, vers les hauts fourneaux de Florange et d’Hayange, puis les laminoirs. C’était simple, matériel, visible. Les tanks, les voitures et les boîtes de Coca sont faits de la sueur de ces hommes-là. La richesse des Wendel, les maîtres de forges, et du baron Seillière leur rejeton, aussi.
« On fabriquait quelque chose, on creusait le sol, aujourd’hui dis-moi ce qu’ils font pour gagner leur vie ? » Guido fait les questions et les réponses. » Ils mettent leurs économies à la banque et ils prient le bon Dieu. » » Ils font aussi des musées », je glisse. A Knutange, à vingt bornes de Rosselange, ils ont ouvert un musée du fer. On dépense beaucoup d’argent public pour édifier des temples à ces souvenirs de plein emploi. Quel aveuglement nous pousse à déifier ce passé plutôt qu’à inventer l’avenir ?
Ma grand-mère Rosa tenait une pension de famille. Son quartier a résisté à soixante-dix ans d’urbanisation. Les Ritals se sont mariés, ont fait des enfants, eu des petitsenfants, des arrière-petitsenfants. Ils ont proliféré. Les maisons sont plus jolies. Le cimetière est en contrebas. Ma grand-mère faisait sa pasta asciutta sur de la terre battue, elle a migré ensuite vers le bas du village dans une maison en carrelage avec vue sur l’Orne et la nationale. Elle a fini sa vie en haut du village, dans le studio d’une résidence pour vieillards.
Quand ma mère allait la voir, j’apportais mes petites voitures, mes soldats et je jouais sur le Dalflex de la cuisine pendant des heures. J’imaginais des guerres entre la France et l’Italie. Ça sentait l’ail et la tomate. Nombre de ces vieux Italiens sont morts. Guido tient le choc. Sur les tombes du cimetière, rien que des Fratesi, Gaudenzi, Faracchi, De Sica, Vorillio. Des Retildo, des Nello, des Etsio, des Carla, des Silvana, des Rosa. Leurs fantômes. « Bientôt la mienne », dit Guido en tapant sur l’épaule de Woody qui commence à se demander pourquoi je l’ai amené là.
Guido propose de passer à sa pizzeria pour voir la famille. On reprend ma caisse. On roule dix bornes pour arriver dans un vieux café rénové à l’ancienne avec des nappes à carreaux et des bougies en plastique. Il faut le connaître, le trouver. Seuls des habitués ont droit aux pâtes de Mama Léa. Le parmesan est coupé devant nous par la patronne en lourds copeaux. Un jambon de San Daniele pend au mur à côté d’un gros fromage sarde. La pizzeria un rien clandestine appartient à Etsio.
» Quand est- ce que tu nous fais un prochain livre ? », demande le maître des lieux en portant mon fils dans ses bras. Etsio a demandé à me voir car il est inquiet pour ses investissements. « C’était bien, ton dernier bouquin mais ils étaient trop forts, beaucoup trop forts.
– Je sais.
– Tu t’en es tiré. Et tu n’as pas eu besoin de nous. C’est bien. Mais ça aurait pu se passer beaucoup plus mal. »
Etsio m’avait proposé de faire sauter la voiture d’un type un peu véhément qui avait porté plainte contre moi. J’ai décliné. Il me regarde, me soupèse, sourit, caresse la joue de Woody. Etsio n’a pas de vrai métier. Il n’en a jamais eu. Il a tenu un hôtel au Luxembourg, un garage aussi. Il est d’ici. Il voyage en Belgique, en Allemagne, en Sicile. C’est un copain de mon oncle Guido. Il connaissait mes grandsparents. Quand j’étais enfant, j’étais l’ami de son neveu. Michel. Son nom a été francisé. Sur sa carte d’identité, il est écrit Michele.
les voitures, les tanks et les boîtes de Coca sont faits de la sueur de ces hommes-là. La richesse des Wendel et du baron Seillière, leur rejeton, aussi
Etsio et Michele travaillent pour la mafia. Cosa Nostra, Camorra ou ‘Ndrangheta, je ne sais pas : j’ai une idée mais aucune preuve. On n’a jamais la preuve du lien à moins d’en être. Les ordres et l’argent viennent de Milan et d’une banque de Locarno. Michele a fait le chauffeur et transporté des billets par sacs entiers à l’arrière d’un camion, pour les emporter de nuit dans une banque du Luxembourg. Je connais la banque et le système qu’ils avaient mis en place. L’argent des trafics servait de caution pour ouvrir des comptes cachés dans une chambre de compensation. Relisez mes bouquins. Je n’ai plus envie de parler de ça. Mais sachez que c’est un peu grâce à Michele et à Etsio que j’ai compris le business.
Michele a repris l’entreprise de transport de son père.
Trois camions au début des années 60, il en a soixante aujourd’hui. Des bus aussi, des hôtels. Une maison avec piscine intérieure, une Porsche Cayenne. Son frère et son cousin ont ouvert des boîtes de nuit au Luxembourg, en Belgique, en Allemagne et en Lorraine. Ils blanchissent l’argent de leurs amis. Leurs affaires ne connaissent pas la crise. Etsio a démarré avec quelques putes.
Je n’ai jamais parlé d’eux mais je connais leur passé, leur histoire, l’impossibilité qu’ils pourraient avoir à expliquer l’origine de leur fortune. Une enquête des Renseignements généraux sur le frère de Michele a été classée sans suite voilà six ans. Ça a dû leur coûter un bras, d’après ce que j’ai compris. Je sais aussi qu’en ce moment, ils font travailler beaucoup de monde. De plus en plus. Etsio propose un Cinzano. Il dit qu’il est fatigué, demande des nouvelles de ma mère, de mes enfants. On parle du FC Metz et de ma Jaguar.
« Ça paie toujours bien les livres ? demande Etsio.
– Moyen. J’ai arrêté d’écrire. Je fais plutôt des films… Et tu sais, ma voiture est vieille, je ne l’ai pas payée très cher.
– Ba… Ba… Ba… – Non je t’assure, à peine le prix d’une Clio.
– Ba… Ba… Ba… – Il m’en faudrait une petite dizaine pour me payer une Porsche Cayenne comme celle de Michele », je fais.
Etsio a saisi l’allusion. Je joue sur du verre pilé.
« Et ça consomme beaucoup, non ?, coupe Etsio en me fixant.
– Autant ».
Ça a toujours été sur ce mode avec eux. Je suis à la périphérie de la famille. On se frôle. Ils ne me veulent aucun mal. Moi non plus. Je dois avouer que, tout mafieux qu’ils sont, je les aime beaucoup.
« Alors, qu’est-ce que tu en penses, de ce qu’a annoncé ton copain Hollande ? – Qu’est-ce que tu veux que j’en pense ? – Tu as voté pour lui, non ? – Je pense qu’il est obligé de se bouger le cul et que c’est plutôt pas mal.
– Mmmm… Mais tu y crois, toi, à ces histoires de déclaration de patrimoine ? – Non. Ceci dit, ça va en faire chier plus d’un. A commencer par Copé… » On se marre. Deux pizzas fumantes arrivent, avec un peu de jambon fraîchement coupé, de la mozza et de la roquette. Woody prend une part et demande s’il peut aller jouer avec ses cousins. Je sens qu’on va rentrer dans le vif. »
La suite du texte de Denis Robert sera publiée dans le n° 908, en kiosque le 24 avril.
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