En suivant la reconstruction d’Haïti dans son documentaire Assistance mortelle, Raoul Peck cerne les failles de l’aide occidentale. Analyse d’un échec politique à la mesure de l’enjeu humanitaire.
Qu’une catastrophe humanitaire accable un pays désolé, tel le tremblement de terre à Haïti en janvier 2010, et les riches promettent tout aux pauvres : grâce à leur aide, à leur sollicitude et leur compassion, une communauté fragilisée se remettra sur pied, repartira sur de nouvelles bases, avec un horizon radieux en ligne de mire ; un indigne mirage, en réalité. Car, à chaque fois ou presque, ces engagements restent lettre morte, écrasés par l’hypocrisie cynique des grandes puissances. « Le rêve de l’éradication de la misère reste un mythe sans fin », affirme le cinéaste Raoul Peck dans son poignant documentaire, Assistance mortelle : une enquête ethnographique et politique, menée sur deux années, au coeur de la machine humanitaire déployée à Haïti après la catastrophe qui tua 230 000 habitants et laissa 1,5 million de sans-abri.
L’opacité des aides internationales
Le constat désenchanté de Raoul Peck, observateur attentif des mécanismes viciés de l’aide internationale, se mêle à une réflexion plus globale sur le principe même de l’assistance humanitaire, sujet sur lequel Peck s’interroge depuis des années, notamment dans son beau documentaire Le Profit et rien d’autre qui, en 2001, exposait déjà les vices du néolibéralisme acculant les pays pauvres à la misère. L’amplitude des implications politiques de son questionnement excède ici le cadre de sa radiographie locale. Mais avant qu’un réquisitoire global ne soit livré, implacable, chaque détail de la reconstruction d’Haïti est mesuré, réfléchi, en particulier sur la question de l’habitat d’urgence.
Cette tension entre observation pragmatique et réflexion politique traverse de bout en bout le documentaire, qui s’inscrit autant dans le registre du film d’intervention que dans celui d’un cinéma plus intime. Peck choisit la forme de la correspondance pour accompagner ses images : les lettres échangées avec une militante d’une ONG, lues par l’actrice Céline Sallette, portent la marque d’une mélancolie partagée.
Alors que la communauté internationale a promis 5 milliards de dollars pour aider à la reconstruction du pays dans les premiers dix-huit mois (puis 11 milliards sur cinq ans), force est de constater que l’argent est resté bloqué dans les circuits opaques du dispositif humanitaire. La Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), présidée par Bill Clinton et le Premier ministre haïtien d’alors Jean-Max Bellerive, créée en avril 2010 pour superviser l’ensemble des opérations, n’a pas fait de miracle. Pire, elle a trompé les Haïtiens, leur faisant croire à l’impossible, les infantilisant dans leur supposée incompétence. Isolés dans leur bulle, tous les bailleurs, institutions financières internationales et ONG, ont des logiques et des calendriers différents. » On est dans l’approximation totale », regrette Peck dont le film consigne les absurdités d’une inextricable « machine à broyer ». Il manque une cohérence dans ce grand « magma humanitaire » se plaint Jean-Max Bellerive, lucide.
“Ils n’y mettraient même pas leurs bêtes, c’est pire qu’un bidonville”
Lui-même ancien ministre de la Culture du pays, Raoul Peck interroge les acteurs politiques afin de mieux saisir la réalité d’une catastrophe qui n’est autre que « l’incapacité à répondre » à l’impossibilité d’une communauté de surmonter les pertes qu’elle subit. Parmi les nombreux témoignages recueillis, celui de Priscilla Phelps, responsable du secteur logement au CIRH, résonne particulièrement fort en mettant l’accent sur un point clé de cet échec : l’absence de confiance des acteurs internationaux dans la capacité des Haïtiens à prendre eux-mêmes en charge leur destin. N’aurait-il pas mieux valu verser l’argent directement aux quartiers ? Comment concevoir la reconstruction autrement qu’en faisant participer les citoyens locaux ? Un habitant le dit lors d’une réunion publique sur les maisons de fortune mises sur pied par les organismes étrangers : « Ils n’y mettraient même pas leurs bêtes, c’est pire qu’un bidonville. »
Or, pour la majorité des institutions financières et politiques, Haïti ne saurait pas s’organiser, l’Etat y serait corrompu. Raoul Peck n’occulte pas la réalité d’un Etat faible et d’une société fragile ; il filme les tensions politiques locales, les rapports de force entre le Président René Préval et les Américains, ou pire, l’étrange retour de l’ex-dictateur Jean-Claude Duvalier, sans que sa présence choque Clinton et ses amis. L’apparition d’un spectre fou sur la terre qu’il a lui-même saignée : une scène surréaliste et révélatrice du malaise d’une reconstruction déviante, pervertie, aveugle.
Pour autant, Raoul Peck suggère qu’il est « plus facile pour les bailleurs de critiquer la société haïtienne que leurs propres structures ». Or, en dépit du volontarisme et de l’énergie des ONG, la communauté internationale échoue depuis soixante ans à déployer une politique de développement durable. De sorte que « les pauvres n’y croient plus », souligne Peck qui parle à propos d’Haïti d’un pays accablé : « L’étreinte de ses trop nombreux amis l’étouffe. » Pour n’avoir pas assez pris appui sur les populations locales – dans la lignée de la théorie en vogue dans les sciences sociales, l’empowerment –, les bailleurs se sont fourvoyés, trop convaincus de la justesse morale de leur action pour mesurer l’injustice pratique de leurs effets.
Jean-Marie Durand
Assistance mortelle de Raoul Peck. Mardi 16 avril, 20 h 50, Arte