Les réalisatrices Axelle Le Dauphin et Laurie Colson ont passé cinq mois, en Inde, au sein d’une famille de hijras. Organisés en communautés, les hijras se revendiquent ni homme, ni femme, mais du troisième genre. Rencontre avec Axelle Le Dauphin. Il fallait le courage, la ténacité mais aussi la patience d’Axelle Le Dauphin et Laurie […]
Les réalisatrices Axelle Le Dauphin et Laurie Colson ont passé cinq mois, en Inde, au sein d’une famille de hijras. Organisés en communautés, les hijras se revendiquent ni homme, ni femme, mais du troisième genre. Rencontre avec Axelle Le Dauphin.
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Il fallait le courage, la ténacité mais aussi la patience d’Axelle Le Dauphin et Laurie Colson pour réaliser Guru : portrait d’une famille hijra, un objet cinématographique envoutant entre docu et fiction. Le film nous plonge au plus près de la communauté des hijras, evaluée à plus d’un million d’individus, et fruit d’une tradition ancestrale indienne, en plein cœur de l’Inde profonde. Les hijras (qui peuvent être à la fois travesties, transsexuelles ou eunuques) ne sont considérées en Inde ni comme des hommes, ni comme des femmes, mais plutôt comme un troisième sexe organisé en communautés régies selon une hiérarchie et des lois propres. Un troisième sexe, à la limite de la pauvreté la plus totale, à la fois méprisé et vénéré des Indiens, et qui joue en même temps le rôle de la sainte et de la putain.
Comment est né le projet de documentaire sur les hijras ?
Axelle Le Dauphin : On a préparé le film pendant quatre ans en faisant des allers-retours pour consolider les liens, entrer peu à peu dans leur communauté. C’est très difficile d’être accepté. Et puis après beaucoup de galères et de promesses non tenues, on a rencontré Lakshmi, une guru à la tête d’une famille de sept chelas, qui nous a ouvert les portes. On a tourné non stop pendant sept mois. On dormait, on mangeait, on vivait avec elles. C’est en entrant dans leur maison, en les suivant au quotidien, que le film s’est imposé à nous en fait, loin de notre projet de départ. Parce que, à un moment, tu dois lâcher tout ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu crois, toutes tes certitudes, car tu es dans l’Inde profonde. C’est à toi de t’adapter au temps qui devient élastique par exemple et qui rend dingue. On s’est rendu compte que le seul film qu’on pouvait faire, c’était de les approcher au plus près et des les laisser parler. Et puis, il faut l’avouer, malgré la dureté de leurs conditions de vie, il y a une telle poésie dans leur quotidien, dans cette langueur, qu’on avait aussi envie de la retranscrire.
Le film s’organise autour de la guru Lakshmi, quel est exactement son rôle ?
La guru c’est la chef de famille, la mère spirituelle. Elle offre à ses chelas, ses filles en quelque sorte, l’hospitalité, la nourriture et la protection, en échange de sommes d’argents que la chela doit gagner en mendiant, en donnant sa bénédiction ou le plus souvent se prostituant. Quand tu rentres au service d’une guru, tu passes un entretien et c’est le conseil qui décide si oui ou non la famille de ta guru va devenir la tienne. En général, tu entres avant d’être opérée. Tu travailles beaucoup, soit en mendiant, soit en te prostituant. Tu donnes cet argent à ta guru, qui le met de côté pour financer ton opération, le plus souvent une simple castration, quelques années plus tard.
Comment sont « recrutées » les nouvelles hijras ?
Les hijras sillonnent la région et passent de villages en villages. Lorsque tu es un gamin de 10 ans dans l’Inde profonde, que tu t’habilles avec les saris de ta sœur, que tu manifestes des goûts considérés en Inde comme « féminins », que tu te fais tabasser par ton père, quand tu n’es pas violé par ton oncle, tu te désocialises, tu sèches l’école, tu commences à traîner à la gare routière où inévitablement tu vas finir par tomber sur un groupe de hijras qui vont te repérer. Rapidement c’est plié, elles t’emmènent avec elles en ville où tu commences à travailler. Bien sûr, quand ce sont de jeunes garçons, ils commencent par aider au ménage, faire les courses, etc., ce n’est pas tout de suite la prostitution. Petit à petit la communauté les aide à se transformer : ils se font pousser les cheveux, ils s’habillent comme des femmes, ils apprennent la gestuelle hijra… Quand tu deviens hijra, tu dois rentrer dans une famille, et tu ne peux en changer qu’une fois dans ta vie. Si tu fais excommunier pour faute grave, tu risques fort de ne pas survivre. En tout cas, certainement pas les hijras qu’on a filmées, qui vivent en dehors des grosses villes indiennes. Seules, sans la protection de leur famille, elles ne survivront ni à la police, ni à la dangerosité de l’Inde quand tu es transsexuelle, ni même aux autres familles d’hijras qui ont chacune leur propre territoire où elles travaillent. Les hijras ont établi leur monde et leurs règles pour survivre. C’est une communauté très structurée, avec son propre système bancaire, ses tribunaux, ses conseils et ses lois.
Quel rôle jouent les hijras dans la société indienne ?
C’est complexe puisque elles sont à la fois des semi-divinités et des prostituées. En général une femme indienne se marie vers 16 ans, souvent contre son gré. À 20 ans elle a déjà un enfant, 3 quelques années plus tard. Elles font une croix sur leur sexualité très tôt. Du coup les indiens sont comme des fous. Les hijras aiguisent leurs fantasmes et personne n’ose se les mettre à dos, de peur du mauvais œil. On a vu des hommes se prosterner dans la rue devant des hijras pour se faire bénir, alors qu’elles avaient fait 30 passes la nuit précédente. Elles sont l’objet de tous les fantasmes. On a pris le train avec elles, et tu n’as pas idée de l’état dans lequel elles mettent les hommes. Ils leur arrivent de se branler devant elles, au vu et au su de tout le monde. C’est pour ça aussi qu’elles sont toujours en groupe : seules, elles se feraient vite violer ou maltraiter.
Quel avenir pour les hijras ?
C’est un monde qui va disparaître, c’est obligé. Déjà, c’est une communauté, même si c’est totalement tabou, excessivement touchée par le HIV. Et puis la nouvelle génération a des téléphones portables, des ordinateurs, l’accès à internet. Du coup, ils sont au courant de l’évolution des transsexuel(le)s dans le monde, des droits LGBT, des opérations de chirurgie sexuelle, de la notion de « gay ». Les jeunes hijras ont envie d’être libres, d’avoir leur appartement, de se mettre à leur compte, de ne plus être obligées de se prostituer… Même si elles ne se rendent pas compte que ça risque d’être pareil, voire pire, car elles auront perdu leur protection ou seront obligées de prendre un souteneur pour être tranquilles.
Propos recueillis par Patrick Thévenin
Guru, portrait d’une famille hijra, de Laurie Colson et Axelle le Dauphin. Projection exclusive dimanche 29 mai à 12 heures en présence des réalisatrices, Cinéma du Panthéon, 75005.
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